On observe aujourd’hui deux contradictions majeures dans le monde économique.
D’une part, les métiers ayant trop souvent disparu au profit des fonctions, l’individu ne parvient plus à s’identifier à un rôle social par le simple fait d’exercer sa profession et de le mentionner à autrui.
Quand les entreprises sont nées au début du 19ème siècle, elles étaient centrées sur leur production en veillant à un continuum entre l’individu et le produit grâce à la force des métiers mais aussi au lien avec la société civile. Aujourd’hui, cet équilibre est rompu et cette perte d’identité a contribué à une perte de sens du travail d’autant plus dommageable avec l’allongement tendanciel de l’espérance de vie.
D’autre part, les valeurs portées par l’entreprise peuvent sembler en hiatus avec celles émergeant dans la société et portées par la génération « Y ».
La financiarisation a, en effet, bouleversé la donne. À partir des années 1990, le primat de l’actionnaire avec des objectifs court termistes (excès de la valeur actionnariale ou LBO en cascade) et la pression des marchés ont sonné le glas d’un management à visage humain. Les méthodes visant à augmenter le bénéfice immédiat (downsizing, cost killing, etc.) ou à limiter les investissements dans le temps ont prédominé avec les conséquences sociales et comportementales que l’on connait. Comme le souligne Éric Delannoy, Président de Weave, « la financiarisation de la gestion d’entreprise a affecté le sens de l’engagement au profit des nombres magiques ».
Par ailleurs, le basculement irréversible, depuis dix ans, vers l’économie numérique a modifié le lien du consommateur à l’entreprise au profit d’une relation directe, réactive. Or, l’individu est, parfois, loin de vivre cette même relation directe et aisée dans son milieu professionnel avec une hiérarchie et un management qui ont perdu leurs qualités de proximité. Les réseaux sociaux ont également accru la place de l’individu-citoyen alors que les entreprises en sont trop souvent restées à des formes de management pré-numériques et pyramidales.
Dans La grande transformation de l’entreprise, les auteurs reviennent, à juste titre, sur les finalités de l’entreprise au cours du temps et son ancrage dans la société. La préface de François Hollande, alors candidat à la Présidence de la République, appelle, en quelque sorte, les entreprises à prendre part à un « réenchantement »1. Celles-ci doivent aujourd’hui adopter des schémas post-numériques où l’individu trouve, dans l’entreprise, une continuité entre sa vie de citoyen et sa vie professionnelle. Elles doivent inclure, dans leur fonctionnement et leur organisation, certaines des valeurs qui émergent dans la société et dans le monde. Je pense à la RSE, au titre de notre copropriété sur la Terre, ou à la gestion des diversités.
Les excès de la financiarisation des économies conduisent à réintégrer aujourd’hui, de toute urgence, la question du sens : sens dans l’entreprise, sens de l’entreprise. Nous avons volontairement choisi, dans la dernière édition des CAHIERS DE FRIEDLAND , de privilégier la question du sens dans l’entreprise tant les attentes des différentes parties prenantes (salariés, clients, fournisseurs, territoires, syndicats, actionnaires…) sont pressantes. Elles portent aujourd’hui sur des valeurs de plus en plus larges. Il s’agit, en vérité, de réintroduire un véritable humanisme au cœur de l’entreprise.
Experts, avocats, professeurs… s’en font l’écho dans cette nouvelle parution de nos CAHIERS. Nicole Notat, Présidente du Groupe Vigeo, considère ainsi que le comportement des acheteurs dans leur relation avec les fournisseurs et sous-traitants « va être très différenciant dans la crédibilité que l’on accordera aux entreprises sur leur RSE ». Ghislain Deslandes, Professeur à ESCP Europe, note, quant à lui, que les notions de manager responsable ou de prise de décision éthique, considérées sérieusement, transforment de fond en comble une approche étroite de la gestion. Dominique de La Garanderie, Avocat, apporte un éclairage tout à fait nouveau sur la place des droits de l’homme dans l’entreprise.
Mais la construction de sens se révèle-t-elle possible en temps de crise ? Comment peut-elle rejoindre la performance ? Ève Chiapello, Professeur à HEC, relève combien les systèmes de contrainte sont importants et combien les marges de manœuvre sont faibles avec la concurrence de plus en plus forte qui est organisée par les politiques économiques actuelles. Néanmoins, nombre de dirigeants et entrepreneurs ont conscience des changements majeurs à impulser et à conduire. Bien souvent, la confiance, l’autonomie des équipes, la transparence de la stratégie, des liens moins distendus, des relations durables avec les sous-traitants, la réduction de l’impact de plans sociaux sur un territoire… sont les garants de l’engagement des salariés.
Au-delà de ces modus operandi universels sur lesquels tous les auteurs insistent, il convient d’aller encore plus loin. Ce numéro est l’occasion de rappeler que certaines entreprises se sont créées, d’emblée, sur un modèle de management humain comme Nature & Découvertes dont le Président témoigne dans ces pages ou ont créé plus récemment des passerelles permettant un engagement citoyen comme la Fondation SFR. Les expériences étrangères que relayent Patrick Dumoulin et Peter von Möller sont également des sources de bonnes pratiques.
D’autres entreprises, qui témoignent dans ces colonnes, ont choisi, quant à elles, des voies alternatives avec de nouveaux paradigmes managériaux ou modèles économiques. Frédéric Bedin, Président du Directoire Groupe Public Système Hopscotch, Xavier Ginoux et Catherine de Leonardi, fondateurs d’OpenHive, préconisent ainsi de briser les frontières pour parvenir au cloud management, forme de management participatif et interculturel.
L’on est, dans ce qu’on appelle aujourd’hui, à travers les différentes expériences que nous relatent ici des entreprises comme AG2R, Alcatel-Lucent, Univar, etc., dans l’innovation sociale, dans la « shared value » portée par Michael Porter ou encore dans la création de richesse collective où valeurs, sens partagé et culture de l’entreprise deviennent des leviers de croissance.
Alors faut-il donner du sens au management pour sortir de la crise ? Oui, définitivement, car une entreprise qui n’insère pas sa stratégie dans un ensemble de valeurs risque de perdre sa place dans la compétition mais aussi dans la société.
1 Roger Godino, Marc Deluzet et David Chopin, La grande transformation de l’entreprise - Travail, sens et compétitivité, Les Éditions de l’Atelier, mai 2012.