Photographie 1 : Miroir de vers 1824 représentant trois élégants. Une ou plusieurs gravures ont été découpées, peintes et fusionnées au miroir à l'époque pour un effet particulièrement joli.
En français, le mot 'grâce' est utilisé pour exprimer un certain agrément dans le style, une élégance à laquelle s'ajoute un charme indéfinissable ; mais aussi pour témoigner d'une reconnaissance, d'une bienveillance pouvant être de l'ordre de l'humain ou du divin. Il y a dans la grâce quelque chose de merveilleux, d'incroyable, voire de céleste. Les Grâces antiques dont il est question plus loin représentent cette beauté, cette harmonie.
Parfois les interpénétrations sémantiques nous enseignent quelque chose. C'est le cas aussi pour le mot 'tenue' qui exprime tout autant une manière de se tenir que de se vêtir. Comme l'écrit Jacques Wilhelm dans son Histoire de la Mode (Paris, hachette, 1955) : « Le mot « tenue » désigne aussi bien l'habit que l'attitude et que le comportement moral. »
Photographie 2 : Estampe illustrant Les Amants magnifiques de Florent Carton dit Dancourt (1661-1725), dessinée et gravée par Jan Punt (1711-1779), datée de 1740 et donc du règne de Louis XV (1723-1774). On remarque la robe à panier du personnage de droite. Il s'agit de ce qu'on appelle une « robe à la française » qui est composée d’un manteau ouvert sur une pièce d’estomac et une jupe assortie. Elle conserve les « plis à la Watteau » dans le dos de la mode précédente et le panier qui prend une forme ovale. Autour de l’ouverture du manteau et sur la partie visible de la jupe, on remarque des décorations. Le corsage est ajusté sur le devant et sur les côtés. Les manches sont dites « en pagode » auxquelles on fixe des engageantes amovibles pouvant être de dentelle ou de mousseline de coton brodé.
Ce que je regrette le plus dans ce dictionnaire des petits-maîtres de la mode, c’est de ne pas réussir à montrer toute la beauté et toute la profondeur de l’élégance. Cette richesse s’exprime dans la pure expression de l’harmonie que symbolisent les trois Grâces ou Charites (en grec). L'Antique est une autre notion importante pour comprendre l'élégance française qui y fait souvent référence. De la même façon qu'il est nécessaire de connaître la mythologie et la philosophie greco-romaines pour saisir nombre de peintures de grands maîtres, ce savoir est parfois nécessaire pour aborder les petits-maîtres du bon ton. L'exemple mythologique symbolisant l'élégance, la grâce, est celui des Charites. Elles sont nues car ne cachant rien. Elles forment un choeur divin : une ronde merveilleuse où chacune à son tour prend, donne et reçoit. Les rythmes qu’elles inspirent sont ceux de l’abondance parfaitement distribuée entre tous. C’est de la pure élégance ! Durant l’Antiquité, on considère qu’elles habitent le mont Olympe où elles agrémentent le banquet des dieux ; où Apollon dirige leur choeur et leur danse avec Désir. Comme les Muses, elles inspirent les rythmes divins. Elles sont décrites dans certains hymnes orphiques, pleines de félicités, mères des délices, adorables, bienveillantes et pures, aux beautés de toutes couleurs, désirables, aux visages de calice, dispensatrices du bonheur. Du moins ce sont quelques qualificatifs que l'on trouve employés à leur égard. Elles sont l’harmonie même. Leur beauté et leur richesse sont sans limite. Le cercle qu’elles forment n’admet aucune laideur. Ce flot continuel du don ne doit en aucun cas être interrompu sous peine de rompre l’équilibre et la paix. C’est parce que Pâris choisit entre trois divinités qu’il est à l’origine de la guerre de Troie. Les Grâces sont d’égales grandeur et beauté et rien ne les distingue sinon leurs gestes. Elles forment une ronde merveilleuse, inspirante et pleine de joie. Le chant et la danse de ce choeur donnent tous les plaisirs et rendent celui qui les contemple non seulement rassasié et plein de bonheur mais plus élevé, digne et intelligent. Les Charites personnifient la vie dans toute sa plénitude. Comme toutes les déesses et tous les dieux, elles sont éternellement jeunes et belles. Il y a Euphrosyne qui figure le bonheur à son paroxysme, l'allégresse, la joie de vivre. Thalie incarne l'abondance, la surabondance, le trop-plein de vie, qui se prodigue comme un don. Aglaé, ou Pasithée, est la beauté dans ce qu'elle a de plus éblouissant, la splendeur. Ensemble elles symbolisent la vie festive et intensive faite de dépenses, de partages et de plaisirs. L’élégance c’est cela. Personne n’est lésé, chacun a sa place sous la corne d’abondance. Rien n’est laissé de côté. Tous sont rassasiés avec la conviction que demain sera encore meilleur car l’expérience nous le montre. Il n’y a nulle part ici où le doute puisse se poser. C’est une charis, une grâce, une gratification, un don (charitsomaï), un partage, la capacité de donner, conserver et recevoir intensément et véritablement. C’est un jeu, une joie. Cela nous rapproche du divin. Comme je le dis régulièrement dans ce dictionnaire, le rythme est un élément important de l’élégance. La danse occupe une place prépondérante chez le petit-maître de même que la grâce dans le ton, le maintien, les manières. Cette danse a son logos, son inspiration toujours nouvelle. Elle se fond dans la magie du changement qui remet continuellement chaque chose à sa nouvelle place. Elle pratique l’éternité puisque le changement est la seule chose qui ne change pas ! Cette chaîne est un merveilleux bracelet. C’est une ligne infinie dans le temps et un cercle toujours parfait et sans borne. Ainsi le petit-maître est-il un et multiple.
© Article et photographies LM