La réussite, spécialement dans les affaires d'argent, est une source permanente d'émerveillement pour la multitude ; la fascination qu'elle exerce est à
l'échelle des capitaux brassés, qui voltigent par milliards, sans relâche, et nul ne saurait se représenter que la magnitude de ce tourbillon financier pût dériver d'individus au génie moins
éclatant. Ainsi le succès, en cette matière et d'autres, secrète-t-il une race d'hommes loués pour l'acuité de leurs vues, la fulgurance de leurs jugements et leur capacité à embrasser le réel
d'un coup d'œil. En février 2005, James Cayne, patron de Bear Stearns, cinquième banque d'affaires américaine, étaient de ceux-là, qui jubilait : pour la seconde fois en trois ans, le magazine
Fortune désignait sa banque comme la « plus admirable » de toutes les sociétés de valeurs mobilières 1. La fin des illusions était
proche : l'éloge à peine froid, le flair éclatant des stratèges de Bear Stearns, président compris, piqua du nez à grande vitesse quand le Marché révéla que ce talent ne devait qu'à l'ivresse
spéculative des dérivés de crédit et à la ruine de milliers de ménages insolvables.
Comme toujours, la rapidité de la chute surprit l'opinion ; en juin 2007, la banque avait certes publié des mauvais résultats, plombés par « une charge exceptionnelle de dépréciation d'actifs
immatériels », mais sa communication fut assez entortillée pour qu'on n'y décelât pas les relents délétères d'une crise du « subprimeCôté cour, des
équations, longues comme un jour sans pain, qui s’échinent à décrire des mondes enchantés où l’homme figure à peine, esquissé au crayon et dans la marge ; côté jardin, la haute finance,
appliquée, consentante jusqu’au dernier transport, qui excelle dans l’art d'animer les équations qu’on a dites, c’est-à-dire d’y trouver le prétexte à sa quête incessante du gain
… » en gestation. James Cayne lui-même, assez détaché du réel, ne prit pas la mesure du danger, continuant d'alterner, dit-on, le golf et le
bridge, selon qu'il plût ou non. Le banquier de Madison Avenue, l'un des plus gros acteurs du moment sur le marché des prêts hypothécaires, fit alors l'objet d'importants appels de marge sur les
positions de deux de ses fonds 2 : Goldman Sachs,
JP Morgan Chase, Bank of America et Merrill Lynch, elles aussi mal
engagées, voyant s'affaisser les garanties des prêts octroyés, demandaient leurs comptes, menaçant de saisir les actifs « collatéralisés ». Quelques milliards de dollars plus tard, ses
deux fonds au tapis,
Bear Stearns réputa le problème clos : le 20 septembre, Samuel Molinaro Jr, son directeur financier, annonça que le pire était passé 3. Le 14 novembre, le même enchanta son monde, estimant « que les déboires du compartiment subprime devraient en partie être compensés par la
vigueur de ses activités de courtage de valeurs 4 ». Partout à l'entour, la crise fulminait, l'incendie ravageait la plaine,
au soleil couchant d'Austerlitz.
Les fonds souverainsComme beaucoup, Mizuho Financial, deuxième banque japonaise, commença par nier son exposition aux subprimes. Mais, peu à peu, les enchères
montèrent ; en décembre, la banque annonça une perte de 1,59 milliards de dollars pour l’exercice 2007-2008, puis se reprit, le 31 janvier dernier, convenant qu’après meilleur décompte, sa perte
était en fait … du double, aux environs de 3,24 milliards de dollars … , qu'on avait pris de haut en temps de paix, furent les bienvenus quand la
crise financière vira à l'aigre. Curieusement, Bear Stearns ne fut pas de cette revue, et si des contacts furent noués avec le chinois Citic, ceux-ci prévoyaient un partenariat, non la
recapitalisation de la banque 5. Le 10 mars 2008, au comble d'un cynisme éduqué digne des grandes heures d'Enron, Alan
Schwartz, directeur général de Bear Stearns, déclara qu'il n'y avait aucun péril en la demeure : « Le bilan, la liquidité et le capital de Bear Stearns restent solides
6 ». Le 12 mars, il jura ses grands dieux : « Nous ne constatons aucune pression sur nos liquidités et encore moins
une crise de liquidités ... Nous avons environ 17 milliards de dollars de cash en excédent dans notre bilan 7 ». Le
14 mars, pris d'un doute, il fit recompter : le roi était nu ! Appelées à la rescousse, JP Morgan Chase et la Fed de
New York acceptèrent dans l'urgence de fournir tous les
financements à court terme pendant un mois. Ce délai fut tôt raccourci à ... deux jours : le dimanche 16 mars, JP Morgan rachetait Bear Stearns pour deux dollars l'action, valorisant la
banque à 236 millions de dollars quand Wall Street la cotait encore 3,54 milliards de dollars deux jours avant, et 7 milliards quinze jours plus tôt ! Cette conception élastique de la valeur
en dit long sur la myopie des marchés boursiers.
Le génie financier changea donc d'adresse : mais il ne calculait pas mieux pour autant. Le grotesque, pour ne rien dire du ridicule, fut atteint lorsque JP Morgan quintupla son offre, dix
jours plus tard, sous la pression des actionnaires, parmi lesquels des milliers de salariés, tous plus étreints par le sort de leurs investissements - et de leurs emplois, que par celui des
ménages plus nombreux encore qu'on avait délogés. James Cayne, redescendu sur terre, fut de cette partie de bridge menteur, quoique dit-on, ne déambulant plus dans les couloirs de Bear Stearns
sans un garde armé à ses côtés 8, craignant qu'on achevât tout à fait de le dépouiller : la maestria restait, seul le
pistolero changeait ! Et que dire de Joseph Lewis, sujet britannique résidant sur l'île de New Providence, principal actionnaire de la banque via son fonds Tavistock, qui acquit en septembre
dernier 7% du capital via cinq sociétés bahaméennes Aquarian Investments ? D'aucuns, toujours prompts à louer la vista des tycoons ressortirent aussitôt l'antienne mille fois
resservie de « l'achat à bon compte » : à 105 dollars l'action, le milliardaire offshore et défiscalisé n'est pas près de revoir sa mise 9 ! L'intelligence financière est ainsi, qui se jauge à l'outrance des chiffres et prospère dans la brièveté des mémoires oublieuses. La
complaisance dans les commentaires de tout un consistoire d'obligés fait le reste.
Certains se réjouiront de la vitalité du Marché, qui a survécu, sous l'aile protectrice de sa main invisibleNorthern Rock ! Voilà un label qui avait du souffle, oserait-on dire
du coffre ! Hélas, la huitième banque du Royaume-Uni est au tapis : la peste du subprime l’a prise l'été dernier, sans crier gare, violente d'humeurs qui suppurent encore et nous alarment 1. La
Banque d’Angleterre oxygéna l'affaire fin septembre, mit 26 milliards de livres au pot ainsi que quelques milliers de clients dans les rues de Newcastle, subitement inquiets de la tournure des
évènements …. Les principales banques d'affaires américaines ont dû leur salut à de richissimes fonds étatiques étrangers dont on ne discuta plus
l'éthique : le Marché est planétaire. Puis, soudain moins confiants, ces chevaliers blancs parurent désarmer. En sorte que, tout faux-semblant rengainé, le sauvetage de Bear Stearns
ressemble davantage à une nationalisation qu'à un fait de Marché : la Fed, garante d'une trentaine de milliards de dollars dans l'affaire, a utilisé une clause adoptée en 1932 lors de la Grande
Dépression 10 pour téléguider JP Morgan dans la place. La Réserve Fédérale avait aussi poussé à la roue, dans d'autres conditions,
notamment en 1980 pour le courtier Prudential Bache menacé par les spéculations sur l'argent-métal des frères Hunt, et en 1998 quand LTCM chuta 11. Finalement, quelque bon samaritain, du commun ou d'ailleurs, est désigné d'office : le Marché est éclairé, comme on le dit du despote. Pourtant,
chaque fois, le réel ne fut pas la cause mais la conséquence de dérapages incontrôlés, dans la plus pure tradition de la spéculation et du lucre. La science du risque, objet de toutes les
attentions et grande consommatrice de mathématiques foudroyantes, censée anoblir l'édifice tout entier et tenir les curieux à l'écart, ne peut rien contre l'homme quand l'argent est si près.
James Cayne fut des épées de la haute finance qui capitalisèrent LTCMLe 31 août 1998, Wall Street perd en séance 6,8%. Hors les bons du Trésor, qui surnagent, les marchés chutent,
les obligations bancaires plongent. La panique s'installe, irraisonnée. Cette journée noire achève un mois d’août horrifique, qui avait débuté, le 4 août, par un repli du Dow Jones de 3,5%, vite
suivi d'une réplique qui ébranla l’indice de 4,4% …. Mais il refusa d'être du consortium de renflouement
organisé par la Fed lorsque ce fonds capota. En juin 2007, lorsque Bear Stearns inaugura les premiers effets de la crise du crédit, les grandes firmes de courtage firent publiquement savoir
qu'elles ne lèveraient pas le petit doigt, in memoriam 12. L'isolement de la banque fut total, jusqu'à la curée. John
Meriwether, ex-mentor de LTCM, créa un nouveau fonds alternatif, JWM Partners, qui gérait déjà 2,6 milliards de dollars en 2006. Il se dit que l'affaire aurait perdu 30% : le génie financier
est en pleine action.
(1) Business Wire, Février 2005, « FORTUNE Magazine names Bear Stearns ‘ Most admired ’ securities firm »
(2) HDF Finance, Juin 2007 – « Bear
Stearns : le LTCM des ABS
»
Les fonds en question, High-Grade Structured Credit et Enhanced Leverage Fund, avec 2 milliards de dollars sous gestion, avaient pu emprunter plus de 10 milliards de dollars afin d’atteindre
leurs objectifs de rendement. La « dépréciation d’actifs immatériels » avait conduit leur gérant à liquider 4 milliards de dollars pour ces deux fonds, insuffisamment aux yeux des
banques créancières.
Merrill Lynch notamment commença à vendre aux enchères pour 850 millions de dollars de collatéral à partir du 19 juin 2007. Finalement, le 21 juin Bear Stearns mettra 3,2
milliards de dollars sur la table pour sauver le premier fonds et demanda la suspension des appels de marge pour le second. Peine perdue.
(3) Le Monde, le 21/09/2007 – « La crise fragilise le système bancaire mondial »
(4) Cercle Finance, le 14/11/2007 – « Bear Stearns : les propos du directeur financier rassurent » (5)
Le Monde, le 22/10/2007 - « Citic forme une alliance avec l’américaine Bear Stearns »
(6) Reuters, le 10/03/2008 - « Bear Stearns dément tout problème de liquidité » (7)
Reuters, le 12/03/2008 - « Bear Stearns affiche sa confiance, l’action monte »
(8) Les Echos, le 25/03/2008 - « JP Morgan quintuple son offre sur Bear Stearns »
(9) PerformanceBourse.com, le 21/09/2007 – « Joseph Lewis [Tavistock] s’invite au capital de Bear Stearns »
« En effet, celui que Forbes classe en 2007 au 369ème rang des hommes les plus riches du monde, avec 2,5 milliards de dollars de fortune personnelle, vient de s'inviter au capital de la
banque d'affaires américaine Bear Stearns. Selon la SEC, Lewis s'est porté acquéreur de 7% environ du capital de la banque, soit 8,1 millions d'actions acquises pour une somme de 860,4 millions
de dollars. Dans cette opération, cinq sociétés bahaméennes Aquarian Investments ont été utilisées ... Bear Stearns a été l'une des premières banques US à subir le contrecoup de la crise des «
subprimes », dont elle est l'une des principales victimes. La preuve : sa capitalisation boursière a fondu de plus d'un tiers depuis le premier janvier. C'est donc à bon compte que Joseph Lewis
est entré sur la valeur »
(10) – Procédure dite « Term Auction Facility » ouverte aux banques de dépôts comme JP Morgan : Bear Stearns est une banque d’investissement
(11) Le Monde, les 16&17/03/2008 - « La Fed tente de sauver la banque Bear Stearns »
En 1980, la Fed de Paul Volcker poussa un consortium bancaire à fournir une ligne de crédit de 1,1 milliard de dollars aux frères Hunt dont les spéculations sur le marché de l’argent-métal
menaçait de faire chuter le courtier Prudential Bache. Fin 1998, le président de la Fed de New-York, William Mc Donougth agit de même en conviant les plus grandes banques de Wall Street à verser 3,5 milliards de dollars au fonds LTCM pour dénouer les positions du fonds sans trop
de dégâts.
(12)
LesAffaires.com,
le 28/06/2007 - « Bear Stearns ou la volonté de croire en une illusion »
Illustration : Immeuble de la banque Bear Stearns, Madison Avenue, New York