Petit voyage chez le producteur de cinéma contemporain. Qu'on en rie ou qu'on s'en réclame, le cinéma met largement en avant son inspiration réaliste - il serait malvenu de l'appeler aveuglément historique - aux moyens du fameux "d'après une histoire vraie".
Rien de nouveau sous le soleil, le genre historique étant déjà préféré par les philosophes antiques aux œuvres d'imagination pure. L'on se gardera de commenter sur une Iliade ou une Enéide dont le caractère fictionnel reste problématique, ce n'est pas là exactement notre sujet, mais l'on notera que nombre des anciens les classaient dans la catégorie "épopée historique". Voulant rééditer l'exploit ethno-fictionnel, Chateaubriand décida de réecrire tous ses Natchez sur le mode de l'épopée à la place du roman. Pour lui donner un caractère plus historique?
Au XVII° siècle, à nouveau, le roman se développe au long du siècle sur les infidélités de plus en plus courantes faites au genre historique - ou "nouvelle historique", qui se rapproche du roman - qui était alors le genre noble alors que l'on évitait de mentionner quand on avait écrit un roman. L'on niait avoir inventé une histoire. Puis après la moitié des années 1600, on commence à accepter les vertus de l'imagination et surtout à convenir que les histoires d'amour et de mort appartiennent à ce monde aussi bien qu'à l'histoire. Peut-être que l'on s'est rendu compte, dans une époque qui tenait à ce que ses productions soient éducatives et utiles, que la fiction pouvait avoir des vertus. Au XIX° siècle, la question sera complètement mise de côté et c'est le roman qui prendra un tour scientifique populaire, amenant le genre historique au divertissement de spécialiste qu'il est maintenant.
Or, il me semble que la production abondante de films à visée réaliste est liée à ces questions littéraires. Elle est symptomatique d'un parallèle étonnant entre la littérature du début du XVII° siècle et le cinéma du début du XXI° : on se méfie de la fiction. Le spectateur se sent peut-être moins occulté dans la chronique d'un événement réel et humain. Ou peut-être les sociétés l'ont-ils poussé à se sentir alternativement proche de l'histoire et de la fiction.
Quant à moi, il me semble qu'au lieu de chercher à dominer la fiction, de la regarder avec mépris et hauteur, on devrait s'y abandonner, sans y chercher systématiquement le mensonge. Godard le disait, dans l'ouverture du Mépris: "Cette histoire est entièrement vraie, puisque je l'ai imaginée du début à la fin." Eloge de la fiction en même temps que du cinéma, mais sur un mode propre au critique Cahiers du Cinéma, cette petite phrase pourrait être un credo pour le cinéma américain contemporain.
J'aimerais aussi savoir si de l'Antiquité à nos jours, ce ne sont pas les producteurs, les critiques, les philosophes, qui ont agi comme faiseurs de goût en prétendant ne faire que suivre ceux du public. La pratique est connue en politique, pourquoi n'en irait-il pas de même en arts? Quand installé dans une salle obscure, j'entends fuser, à peine murmurée, amplifiée par son assurance de critique, une remarque condamnant telle ou telle scène d'un film au sens qu'elle n'est pas vraie et pas vraisemblable, je suis toujours un peu attristé de voir que la fiction peut inspirer tant de méfiance.
Je comprends le producteur et l'auteur qui veulent maintenant prévenir son public qu'il n'y aura pas lieu dans leur film de douter ainsi de la situation, qu'elle n'est pas fictionnelle. Mais je les blâme d'avoir installé et provoqué cette situation de méfiance en premier lieu. Nul doute que peu à peu - ce phénomène me semble d'ailleurs commencer à se développer - l'on verra la fiction réhabilitée au sein même de l'œuvre à prétention historique. Mais l'histoire a-t-elle besoin d'être ainsi circulaire?
(1) Anonyme, Les Soeurs Rivales, histoire galante, 1698 - Merci à Camille Esmein-Sarrazin