Etant un homme curieux de nature, je me promettais de
lire "prochainement" ce livre qui m'avait
semblé de prime abord réservé à un public de femmes, voire de féministes. Car, sans les écouter, j'avais entendu parler des polémiques qui avaient entouré sa parution, et m'avaient dissuadé, à
tort, de m'y plonger.
Quels sont donc ces reflets dans un oeil d'homme qui donnent leur titre au livre de Nancy Huston?
Les femmes occidentales d'aujourd'hui, que ce soit de bon ou de mauvais gré.
En lisant ce livre hier soir dans le TGV de Paris à Lausanne, je jetais des coups d'oeil à ma voisine assise à mon côté. Et je me demandais naïvement si elle aimait que je la regarde ou si elle réprouvait qu'un homme de deux fois son âge ait le toupet de la trouver jeune et belle, désirable, ou si elle se regardait en train d'être regardée.
En tout cas, cette compagne de voyage, qui lisait des numéros de la Revue médicale suisse, heureusement, ne me regardait pas, bien que je fusse comme rassuré qu'elle puisse être médecin, au regard neutre de praticienne en quelque sorte. Intriguée, en fait, elle regardait subrepticement les pages que je lisais et les notes que je prenais dans mon cahier à spirale.
Barbara Polla, Nancy Huston et l'auteur de ces lignes sont nés au début des années 1950 et ont traversé au cours de leur vie une époque aux forts bouversements des mentalités. Parmi ces bouleversements, il y a celui, majeur, né de la séparation radicale opérée par l'espèce humaine entre sexualité et reproduction:
"S'étant battues pour se libérer du poids des maternités répétées et obligatoires, les femmes préfèrent oublier tout lien possible entre séduction et reproduction, entre coquetterie et grossesse, entre érotisme et maternité.
Or, beaucoup plus qu'on ne le pense, cela nous coûte cher."
Le nous dans cette phrase veut dire nous, les femmes. Non seulement il n'y a plus de lien possible entre séduction et
reproduction, mais "la séduction a très largement évincé la reproduction".
Pourquoi les femmes le payent-elles cher? Parce que les bouleversements des mentalités n'ont pas pour autant effacer les différences biologiques; parce que l'égalité des sexes n'est pas leur identité; parce que "tous les comportements communément décrits comme masculins ou féminins" ne résultent pas "exclusivement de l'éducation":
"Je suis convaincue que [...] les hommes ont une prédisposition innée à désirer les femmes par le regard, et que les femmes se sont toujours complu dans ce regard parce qu'il préparait leur fécondation."
Les hommes sont ainsi et c'est aux dépens des femmes:
"Y a-t-il moyen de tenir compte de ces deux faits en même temps, lucidement?"
Les femmes et les hommes n'ont en effet pas les mêmes désirs:
"De façon générale, le désir féminin est nettement moins tributaire du regard que le désir masculin - comment expliquer, sinon, que tant de sublimes créatures se baladent au bras de vieux bedonnants?"
Nancy Huston cite Doris Lessing:
"[Les hommes] ont une érection quand ils se trouvent avec une femme qui leur est indifférente, alors que nous n'avons d'orgasme que si nous sommes amoureuses."
Les femmes et les hommes sont peut-être égaux, mais pas identiques:
"Pouvoir violer et pouvoir être violée ce n'est pas la même chose; pouvoir engrosser et pouvoir être engrossée non plus. Le monde entier sait cela... sauf certains idéologues à la mode dans l'Occident contemporain."
C'est ainsi que:
"L'homme n'a besoin que de trois secondes pour féconder une femme; s'ensuivent pour celle-ci neuf mois de grossesse et [...] de longues années d'effort pour apprendre à son petit à manger, à marcher, à parler, à se débrouiller dans le grand monde..."
A contrario:
"Le refus d'engendrer, sous forme de contraception et a fortiori sous forme d'avortement, engage différemment la femme que l'homme."
La photographie, le cinéma ont changé le regard de l'homme sur les femmes et le regard de celles-ci sur elles-mêmes. Du coup le dédoublement des femmes entre leur moi et leur image s'en est trouvé dédoublé encore, du fait que leur regard ne passait plus seulement par les yeux des hommes, mais par l'objectif de la caméra:
"L'obsession contemporaine des femmes concernant leur apparence n'est plus essentiellement liée à la séduction des hommes [...]. Elle est devenue anxieuse et anxiogène."
C'est pourquoi:
"Plus elles gagnent d'argent, plus elles en dépensent pour leur beauté."
Les femmes s'échinent "du matin au soir à être belles et égales"...
Nancy Huston se demande si nous ne sommes pas "en train de nous diriger effectivement, à travers la dénégation de la différence des sexes, la commercialisation éhontée de la séduction, la banalisation absolue de la pornographie et le refus du mystère, vers la mort du désir".
Alors, dans l'idéologie unisexe, dans la théorie du genre, les hommes et les femmes ne sont "pas des animaux du tout, mais des entités purement culturelles". Il est symptomatique que:
"Dans la peinture, la sculpture et la photographie contemporaines, dans les défilés de mode, les magazines, sur Internet: zéro suggestion que la beauté d'une femme puisse être parfois liée à sa fécondité."
Nancy fait simplement remarquer que, ce faisant:
"On a éliminé de l'imagerie de l'Occident moderne l'unique singularité irréductible de la
femme par rapport à l'homme."
Nancy Huston pense que, même si les différences biologiques demeurent, il est possible d'atténuer certaines des différences entre les sexes en mettant "les hommes à l'école des femmes et pas seulement l'inverse".
Dans cet esprit, en guise de conclusion, elle écrit ceci, que cite d'ailleurs Barbara Polla dans son article:
"Si nous autres femmes [...] cessons d'opprimer et de brimer nos petits garçons, si nous n'obligeons pas tout le temps les hommes à être forts, si nous ne jouons pas sur tous les tableaux..., les rapports sexuels peuvent se modifier en profondeur. Il y a tout à parier que, plus il y aura de mères sexy et séduisantes, moins il y aura de filles violées et prostituées. Et que, plus les pères participeront aux soins des enfants en bas âge, moins il y aura de machisme."
Francis Richard
Reflets dans un oeil d'homme, Nancy Huston, 318 pages, Actes Sud