André Charlin (1903-1983)
Parler d’André Charlin, c’est parler d’un inventeur génial très peu connu, même en France, à qui les univers de la radio, du septième art et du disque sont redevables de quelques-uns des progrès les plus spectaculaires qu’ils aient réalisés. Véritable référence scientifique de notre époque, son legs restera pour toujours associé à toute une série de créations qui ont révolutionné l’écoute, lesquelles ont ouvert toutes grandes les portes d'énormes avancées technologiques, qui ne cessent pas d’évoluer, et qui deviennent même de plus en plus sophistiquées.Né à Paris en 1903 et décédé en 1983, André Charlin fut ingénieur électro-acousticien. Il exerça cette profession tout au long de sa vie, parallèlement à une activité fébrile d'investigateur que l’on retrouve dans une œuvre pléthorique - prodigieuse et originale dans le contexte de la divulgation musicale de masse des années 60. Cela ne veut pas dire pour autant que ses expériences dans ce domaine ne datent de bien avant.
De fait, ces expériences ont commencé de très bonne heure, vers la fin de la Grande Guerre, avec la construction d’un amplificateur ; et, en 1922, avec le dépôt de son premier brevet pour un haut-parleur électro-dynamique à membrane encastrée dans un écran (dont il vendra en 1927 les droits à la firme Thomson-Houston). Ensuite, après avoir déposé plusieurs brevets, il conçoit en 1926 un haut-parleur électro-statique de type push-pull, ainsi que et le tout premier pick-up à réluctance variable français, sorti sous la marque "Stellor". Avec l’arrivé du cinéma sonore en France, il entreprend diverses expériences en stéréophonie, qui aboutiront à la réalisation de la bande-son du film Napoléon d’Abel Gance. Durant les années suivantes, on assiste à de nombreux perfectionnements et études concernant les haut-parleurs, les enceintes acoustiques, les amplificateurs et les projecteurs... dont les acquis resteront longtemps connus sous le nom de "système Charlin".
À la fin de la deuxième guerre mondiale, ce système équipait environ mille salles de cinéma, tant en France qu’à l’étranger, y compris le Portugal. En 1949 il réalise le premier disque microsillon européen (L’apothéose de Lully, de François Couperin, sous la direction de Roger Désormière) ; et, en 1954, met au point la "tête artificielle". Il s'agit d'une espèce de boule de rugby, ayant deux micros pour oreilles, destinée à l’enregistrement stéréophonique sur bande par support unique, dont l’emplacement devait forcément se situer proche du podium du chef d’orchestre, juste derrière lui. Tout en faisant preuve de tels talents d’acousticien hors pair, il a en même temps proposé une nouvelle disposition des pupitres, afin d’obtenir une prise de son optimale.
Au cours de sa longue carrière, André Charlin a collaboré avec les labels Ducretet-Thomson, EMI et Erato, entre autres moins célébrés. Sous sa direction technique ont enregistré plusieurs artistes de renommée mondiale, tant français qu’étrangers. L'un d'entre eux fut le grand chef d’orchestre portugais Pedro de Freitas Branco - homme qui jouissait de la confiance artistique de Maurice Ravel -, sous la baquette de qui Charlin a produit pas moins de treize microsillons, aujourd’hui introuvables (et censément très recherchés par les gourmets de la bonne écoute) (1).
De la fructueuse collaboration entre André Charlin et Pedro de Freitas Branco sont nées deux Grands Prix du Disque. Le premier fut octroyé en 1954 au Boléro et autres œuvres de Maurice Ravel enregistrées sous le label Westminster (WL5297), dont les disques, depuis 1952, étaient pressés et distribués en France par la societé Selmer-Ducretet-Thomson. Le second fut délivré en 1962 au Tricorne et autres œuvres de Manuel de Falla enregistrées sous le label Erato. Les deux hommes étaient en phase avec l’évolution scientifique de leur temps, et s’admiraient réciproquement. Bref, ils se sont parfaitement entendus, ce qui n’a rien d’étonnant lorsqu'on songe que Pedro de Freitas Branco a aussi paraphé, dans sa jeunesse, des études d’ingénieur à l’Institut Supérieur Technique de Lisbonne.
Tous deux ont enregistré à Paris et à Madrid, ville où André Charlin souhaitait revenir pour y réaliser d’autres disques - si entretemps la mort n’avait pas emporté le maestro portugais en 1963, à l’âge de 67 ans. L’existence de ce projet, qui incluait des nouveaux procédés de prise de son en stéréophonie, nous est connue grâce à une lettre d’André Charlin adressé au directeur de la revue portugaise Arte Musical, et que celui-ci a publié comme suit : Paris, le 17 Mai 1963 Cher Monsieur,
P. Antonio da Costa de Freitas Branco (1896-1963)
J’ai bien reçu votre lettre me demandant de vous apporter une contribution à un article sur Monsieur Freitas Branco dans votre revue. Il est exact que j’ai enregistré avec le Maître diverses œuvres de Ravel, de Turina, d’Albéniz et que j’ai pris un très grand plaisir à faire ces enregistrements précisément à cause de la classe du grand chef disparu.Nous nous sommes tout de suite bien entendus bien qu’étant toujours un peu en avant-garde, je risquais de heurter des habitudes sur la manière de disposer l’orchestre pour le faire sonner aux mieux dans l’enregistrement. Mais Monsieur Freitas Branco, avec sa grande intelligence, a réalisé aussitôt le parti que nous pouvions tirer des expériences que j’avais acquises ; et les disques que nous avons faits ensemble ont remporté un grand succès à la firme Ducretet-Thomson.
J’ai donc travaillé avec lui tant à Madrid qu’à Paris et j’en ai gardé un excellent souvenir, souvenir si bon que précisément que peu de jours avant sa mort, j’avais discuté avec des amis de l’opportunité qu’il y aurait de retourner en Espagne pour y faire, avec sa collaboration, de la musique espagnole en stéréo avec les nouveaux procédés que nous utilisons maintenant
. Comme vous tous, je déplore sa perte et vous prie de présenter à Madame Freitas Branco l’expression de mon bon souvenir et de mes bien sincères condoléances. Je n’ai malheureusement pas retrouvé de photographies. Peut-être pourriez-vous les avoir en les demandant à Ducretet-Thomson, en vous adressant peut-être à Monsieur Olmi.
Je ne peux malheureusement vous donner plus de détails et vous prie d’agréer, Cher Monsieur, mes salutations les meilleurs. A. Charlin
De par cette lettre nous apprenons, entre autres choses intéressantes, qu’André Charlin souhaitait retourner en Espagne, pour enregistrer de la musique espagnole, en stéréophonie, avec les nouveaux procédés qu’il utilisait à l’époque, en compagnie de Pedro de Freitas Branco. En effet, c’est bien d’un retour dans ce pays dont il en parle, puisque en 1960 les deux hommes étaient déjà allés à Madrid pour y signer des enregistrements de musique espagnole avec la "tête artificielle", selon les nouveaux procédés de gravure "stéréo compatible" crées en 1958 par l’ingénieur français. Tel fut le cas pour les deux disques du Tricorne et autres œuvres de Manuel de Falla déjà mentionnés plus haut : un enregistré en stéréo (Erato STE50059), donc incompatible avec les lecteurs mono, et l’autre enregistré en stéréo compatible (Erato EFM8048), donc lisible indifféremment en mono et stéréo.
André Charlin (1903-1983)
À ces disques doit s’ajouter un autre, enregistré en mono (Erato LDE3175), dont la production a été confiée au trompettiste de jazz Dizzy Gillespie. Ces trois versions portent le non de Pedro de Freitas Branco et signalent la fin de sa carrière discographique, bientôt suivie par ses adieux à la scène, pour des raisons de santé.Malheureusement, on ignore quels étaient précisément les "nouveaux procédés" auxquels il est fait référence dans cette même lettre, mais c’est à croire qu’il devait probablement s’agir de nouvelles applications en matière de compatibilité. Nous ne connaîtrons probablement jamais, ni le détail de ces nouveaux procédés ni, non plus, si André Charlin envisageait leur mise en œuvre dans son propre studio où, dès la fin de cette année 1963, il produisait déjà des disques sous son nom propre.
Il est bien sûr dommage et tout à fait regrettable que Pedro de Freitas Branco soit parti trop tôt sans avoir eu le temps nécessaire à l'achèvement de cet enregistrement : le dernier d’une collaboration à tous égards extraordinaire, dont les résultats resteront gravés à jamais comme un modèle d’interprétation musicale et de parfaite entente entre l’art et la science.
(1) Et puisque ces disques noirs n’en font pas partie de la André Charlin Home Page, voici leurs titres abrégés et références : Boléro, etc., Maurice Ravel (Ducretet Thomson 255C068) ; La valse, etc., Maurice Ravel (Ducretet-Thomson LA1054) ; Valses nobles et sentimentales, etc., Maurice Ravel (Ducretet-Thomson LA1055) ; La valse, etc., Maurice Ravel (London Ducretet-Thomson EL93008) ; Valses nobles et sentimentales, etc., Maurice Ravel (Ducretet-Thomson LTC6) ; Boléro, etc., Maurice Ravel (Westminster WL5297) ; La valse, etc., Maurice Ravel (Ducretet-Thomson 255C081) ; Danse macabre, etc., Camille Saint-Saëns (Ducretet-Thomson 470C011) ; L’Amour sorcier, Manuel de Falla (Ducretet-Thomson 470C039) ; Le tricorne, etc., Manuel de Falla (Erato STE50059) ; Le tricorne, etc., Manuel de Falla (Erato EFM8048) ; La procesión del Rocío, etc., Joaquín Turina (London Ducretet-Thomson DTL93015) ; et Concerto d’Aranjuez, etc., Joaquín Rodrigo (Hispavox CLVLXH237).
‣ Une étude bien documentée sur le "bras Charlin BR 4" ‣ The Official André Charlin Home Page
▸ João Borges de Azevedo