SABIS, une chaîne d’écoles privées internationale d’origine libanaise, a prouvé qu’elle pouvait, mieux que n’importe quelle école publique, réussir à fournir une instruction de haute qualité aux enfants pauvres.
Par Aurélien Biteau.
En 2009, James Tooley relatait dans The Beautiful Tree le fruit d’une de ses plus importantes recherches : dans les endroits les plus pauvres du monde, des écoles privées à destination des pauvres sont massivement créées afin de satisfaire leur besoin en éducation où elles jouent un rôle de premier plan.
Dans From Village School to Global Brand (De l’école du village à la multinationale), James Tooley désire cette fois-ci nous présenter SABIS : complètement méconnue en France alors que sa notoriété est importante au Moyen-Orient et aux États-Unis, SABIS est une chaîne d’écoles privées internationale d’origine libanaise, implantée dans 15 pays sur quatre continents et qui éduque avec réussite plusieurs dizaines de milliers d’enfants à travers le monde.
Mais pourquoi s’intéresser à SABIS ? Quel rapport y a-t-il avec l’intérêt que Tooley porte à l’éducation des plus pauvres ? Si SABIS mérite autant d’attention, c’est tout simplement parce qu’elle a prouvé au cours de son histoire qu’elle pouvait, mieux que n’importe quelle école publique, réussir à fournir une instruction de haute qualité aux enfants pauvres et à leur faire obtenir d’excellents résultats. Plus encore, ce qu’il y a de fascinant chez SABIS, c’est l’envergure qu’elle a pu prendre aujourd’hui à travers son développement : SABIS est devenue une marque internationale dans le domaine de l’éducation où sévit depuis plus d’un siècle un mythe : l’école se devrait d’être un service non-marchand laissé aux mains des États. Or précisément, ce paradigme est totalement remis en cause par des entreprises comme SABIS, précurseurs de l’industrie de l’éducation.
SABIS : de l’école du village en 1886 à la multinationale 126 ans plus tard
Le premier campus de Sabis à Choueifat.
Pour SABIS, tout a commencé en 1886, à Choueifat, actuel Liban : très préoccupé par l’éducation des filles du village, et se sentant véritablement investi dans la mission de les instruire, le Révérend Tanios Saad, aidé par Louisa Proctor, fonde une école pour filles. Rapidement, l’école accueille aussi des garçons et commence à acquérir une réputation dans la région. Suite à la Première Guerre mondiale, Choueifat et le Liban passés sous mandat français, le gouvernement français propose d’aider l’école par des fonds publics, mais le Révérend Saad refuse afin de conserver son entière liberté. Sa volonté d’indépendance et de garder l’école privée, ainsi que sa forte volonté d’apporter l’éducation là où l’on en a le plus besoin marquent définitivement les valeurs de la future SABIS.
À partir des années 1950, le fils du Révérend, Charles Saad, prend la direction de l’école de Choueifat. C’est sous sa direction que la future SABIS va prendre toute son envergure. À la recherche d‘un professeur de mathématiques, Charles Saad fait la rencontre de Ralph Bistany : celui-ci devient rapidement le moteur principal du développement de SABIS (ce nom mixe ceux de SAad et de BIStany).
Ralph Bistany, étonné d’apprendre que l’école est financée par des activités privées extérieures menées par Charles Saad, inculque à la future marque une autre de ses valeurs primordiales : non seulement l’école est privée, mais elle doit aussi être fière de réaliser par elle-même des profits. Pour Ralph Bistany, il ne fait aucun doute que l’éducation est un service marchand comme les autres dont la capacité à faire des profits prouve la capacité à satisfaire les clients – ici les parents d’élèves.
Or en assumant complètement que l’école est une véritable entreprise marchande, Ralph Bistany change l’angle de vue sur la pédagogie et se lance dans une grande recherche d’innovations afin d’optimiser au maximum l’ensemble des ressources, financières comme pédagogiques, disponibles au sein de l’école. Sous son impulsion va naître le système SABIS, que nous verrons plus tard.
Avec le début de la guerre civile libanaise en 1975, Ralph Bistany est contraint de quitter le pays. Mais cette année-là, une opportunité unique s’ouvre à lui et à Charles Saad : l’émirat de Charjat aux Émirats Arabes Unis fait appel à eux pour créer une école privée dans la ville de Charjat : c’est le début de l’expansion internationale de l’École Internationale de Choueifat.
En 1985, celle-ci s’installe aux États-Unis. À cette époque, quelques États des États-Unis décident de créer des « charter schools », partenariats public-privé, dans les quartiers les plus pauvres. C’est à Springfield, Massachusetts, ville réputée pour son haut niveau de criminalité, que SABIS ouvre sa première charter school. Elle y obtient des résultats incroyables dans un quartier défavorisé : à la sortie de l’école, 100% des élèves entrent au college. L’école obtient une reconnaissance nationale à travers de nombreux prix, ainsi que par la demande très élevée des parents d’élèves pour y envoyer leurs enfants (SABIS sélectionne dans toutes ses écoles les futurs inscrits par tirage au sort). SABIS ouvrira plusieurs charter schools aux États-Unis avec des résultats similaires.
Mais pour parvenir à ce succès, SABIS a dû faire face à une forte méfiance des autorités publiques et une opposition virulente des syndicats d’enseignants : accusé – avant même d’avoir pu faire ses preuves - de ne pas être préoccupé par l’éducation des enfants et leurs difficultés, mais seulement par la quête effrénée du profit, Ralph Bistany dut prouver sa passion et sa bonne foi. SABIS perdit plusieurs investissements à cause d’un changement de décision de dernière minute de la part d’hommes politiques soi-disant plus soucieux des plus pauvres.
Aujourd’hui, SABIS poursuit son développement par les partenariats public-privé, comme au Kurdistan, mais aussi par le système de licence : en effet, après des années d’innovation, un système SABIS est né et ce système se vend comme licence à de nombreuses écoles privées. Il constitue une voie de développement très importante pour le futur de la multinationale.
Le système SABIS
Dans le but d’optimiser l’organisation de son école, Ralph Bistany a su saisir l’immense intérêt de l’informatique dans l’éducation dès qu’elle est devenue disponible. Il fut l’un des tout premiers acheteurs d’un ordinateur au Liban dans les années 1960. Grâce à cet ordinateur, il mit en place un premier système d’information qui lui permit de collecter et de traiter d’importantes données sur les résultats des élèves et donc sur la pertinence du modèle pédagogique de SABIS.
Cette collecte de données fut associée à une organisation spécifique des programmes à travers le Point System : le programme de chaque niveau est disséqué en points de programme, répartis pour chaque jour dans l’année scolaire. Ainsi chaque jour, le professeur doit enseigner les points de programmes indiqués dans son planning : au début de chaque cours, il informe les élèves des points qui seront abordés dans le cours. Et chaque semaine, les élèves sont évalués sur les points de programme abordés, qu’ils retrouvent dans les livres écrits et fournis par SABIS.
Ces évaluations hebdomadaires sont entièrement informatisées afin de rendre immédiate la collecte de données et de permettre aux professeurs de repérer immédiatement les points acquis par les élèves, et ceux non acquis.
SABIS est partisan du « pas d’excuse » : les mauvais résultats ne doivent pas être expliqués par l’environnement ou la mauvaise volonté des élèves, mais par l’utilisation d’une mauvaise méthode. SABIS, grâce à ses systèmes d’information, est donc en évaluation constante de sa méthode qu’elle contrôle intégralement : chez SABIS, la pédagogie n’est pas un domaine laissé aux enseignants, elle est standardisée à l’échelle mondiale et fait partie intégrante de l’image de marque de la chaîne. Ce contrôle de la pédagogie lui permet aussi de ne pas avoir à courir derrière la ressource rare que constituent les très bons professeurs. La méthode SABIS doit pouvoir être performante même avec des enseignants moins qualifiés, mais parfaitement intégrés dans le système SABIS.
Si l’informatique et les réseaux de systèmes d’information de SABIS constituent une part très importante du capital de l’entreprise, capital qu’elle partage par les licences qu’elle vend, sa méthode repose aussi sur une participation active des élèves dans la vie de l’école et dans la pédagogie.
Du point de vue pédagogique, SABIS a su comprendre que les professeurs n’étaient pas les seuls à être une source de savoir et d’enseignement. En effet, les bons et les très bons élèves constituent eux aussi une ressource importante de l’école. C’est ainsi que furent créer deux concepts : le « peer learning » et le « Shadow teacher ». Le premier consiste à utiliser les élèves qui savent comme transmetteur de savoir auprès de ceux qui ne savent pas encore : ainsi une classe peut être divisée en plusieurs petits groupe organisés autour de l’élève qui a acquis le savoir. Le Shadow teacher, quant à lui, est un très bon élève désigné pour suppléer le professeur, voire pour le remplacer lorsqu’il est absent, et pour soutenir les élèves des niveaux inférieurs. Comme on le voit, chez SABIS, aucune ressource, aucun temps n’est gaspillé, au profit des élèves.
Il faut noter la volonté de SABIS de ne pas utiliser de méthodes fort chères en ressources, bien que réclamées dans les pays occidentaux : les élèves sont nombreux dans la classe, parce que même en dessous de vingt élèves dans l’effectif, le temps consacré à chacun sur 45 minutes resterait dérisoire. Et de même il est peut-être intéressant de mettre les élèves en situation d’éveil et de les laisser découvrir le savoir, mais ceci coûte cher en temps et n’est donc pas une méthode acceptable.
SABIS insiste beaucoup sur la vie étudiante et a créée le « Student Life Organization », après avoir remarqué que dans certaines situations, les élèves se sentaient responsables par eux-mêmes de la discipline et résolvaient seuls des problèmes qui se posaient à eux. La Student Life Organization vise à l’intégration et à l’auto-organisation des élèves. Elle est divisée en plusieurs sections, dont l’une est chargée de la discipline. C’est un autre résultat incroyable de SABIS dans les charter schools américaines : les problèmes de discipline y sont beaucoup moins nombreux, même dans les quartiers les plus difficiles. D’autres sections sont dédiées au sport ou à la charité (SABIS veut que les élèves viennent en aide à leur communauté). L’appartenance et l’identification à l’école est forte et permet de favoriser la coopération chez les élèves, tout en leur offrant leurs premières expériences de gestion et d’organisation.
Le système SABIS est aujourd’hui riche et complexe, mais il a fait ses preuves. Toutefois, SABIS refuse toute immobilisation et poursuit ses politiques d’innovation. Ses dernières recherches l’ont amenée, sur une idée de Ralph Bistany, à s’intéresser à l’apprentissage par la lecture plutôt que par la transmission orale. Selon Bistany, il semble que la lecture est un vecteur plus important d’apprentissage que l’oral, à la fois dans la mémorisation et dans la gestion du temps. Des classes test ont été mises en place grâce au soutien de l’informatique. Chaque élève de la classe lit le cours avant de passer à des applications sur son ordinateur, relié à une console gérée par le professeur qui peut voir en temps réel ce que fait chaque élève. Les résultats des applications sont bien sûr immédiatement collectés par le système informatique en vue d’évaluer la performance de la méthode.
SABIS a ainsi pour ambition de réussir à instruire les enfants qui ne pourraient avoir accès à un professeur et pousse donc ses recherches afin de créer une classe sans enseignant.
Peu à peu, SABIS est en train de changer de métier : elle n’est plus un simple gestionnaire d’écoles, mais un véritable créateur de méthodes pédagogiques performantes et commercialisables. Son capital immatériel représente la plus grosse partie de son patrimoine.
L’industrie de l’éducation
SABIS est la preuve parfaite que l’école est un service comme les autres où la standardisation et les économies d’échelle ont leur place. Le système SABIS, sa forte politique d’innovation et surtout ses réussites prouvent jour après jour que le paradigme de l’école comme service public protégé et soutenu par les États n’a plus de raison d’être, voire est totalement contre-productif.
James Tooley n’a de cesse de défendre l’idée que la meilleure et la plus large éducation possible ne peut exister que dans la liberté d’enseigner. Faire des profits ou ne pas faire des profits via cette liberté est parfaitement secondaire : en effet, comme il aime à le rappeler, nous ne nous inquiétons jamais que des gens puissent faire profit de la liberté de s’associer, ni que d’autres, à l’instar des médias, fassent profit de la liberté d’opinion et d’expression. Et nous ne craignons pas que faire des profits empêche toute qualité dans presque tous les secteurs marchands.
En vérité, le profit est une cause de la qualité : dans la liberté, il n’y a de profit possible que là où il y a la satisfaction des clients. Or justement, dans le cadre de l’éducation, une école privée qui recherche le profit doit rendre des comptes à ses clients, à savoir les parents, elle doit leur offrir une satisfaction qui est l’éducation de leurs enfants.
L’école publique est un véritable non sens et un énorme gaspillage – et pas seulement financier. L’école publique est parfaitement incapable d’innover réellement, parce qu’elle n’en a pas l’intérêt. Prenez cet exemple : SABIS utilise des ordinateurs depuis qu’on a commencé à les commercialiser et gère depuis d’importants systèmes d’information qui lui permettent de tester chaque jour sa méthode. Aujourd’hui en France, une bonne partie du corps enseignant est toujours incapable de remplir ne serait-ce qu’un bulletin informatique.
En un siècle de gestion de l’éducation par les États, aucune innovation performante n’est sortie, bien au contraire. L’école publique est à l’éducation ce que la Trabant fut au secteur automobile. Nul ne s’imagine devoir rouler durant un siècle en Trabant, mais c’est ce que nous devons subir avec l’école publique, où de toute façon, les professeurs sont dédouanés de toute responsabilité vis-à-vis des résultats de leurs élèves et vis-à-vis des parents. L’école publique n’a donc pas plus d’intérêt à réduire ses coûts. De toute façon, le contribuable paye sans avoir son mot à dire.
SABIS a réellement pour fierté et assume complètement le fait d’être une entreprise à but lucratif. Ceci sert selon elle de gage : elle est obligée de réussir et d’innover. Mais c’est aussi dans l’intérêt des plus pauvres que l’éducation à but lucratif se développe, et SABIS insiste là-dessus. Faire des profits, c’est accroître son capital. Accroître son capital, c’est accroître ses investissements. Accroître ses investissements, c’est diminuer ses coûts. Diminuer ses coûts, c’est diminuer le prix de l’éducation. Vertu du capitalisme. Prenez la Khan Academy : si le projet est digne d’intérêt, ses perspectives de développement sont faibles de même que ses possibilités de contrôle de la performance de la méthode.
SABIS, elle, a vu son capital s’accroître sans cesse, de même que ses investissements. Sa méthode a un prix, et avec, une demande bien quantifiable qui prouve le succès de l’entreprise. Elle peut désormais s’implanter dans des pays comme l’Irak dans des villes ravagées par la guerre et la misère et toucher les populations pauvres avec des technologies de grande qualité.
C’est là tout l’avantage de la marque de la multinationale. C’est là tout l’avantage du capitalisme appliqué à l’éducation. SABIS est une petite goutte de capitalisme dans un océan d’étatisme, et elle a réussi des performances qu’aucune éducation publique n’a pu réaliser dans le même laps de temps avec des ressources financières et humaines bien plus importantes. Libérons l’enseignement de l’État et nous verrons fleurir des SABIS à l’échelle du monde. Et comme les Allemands de l’ex-RDA, nous ne roulerons plus en Trabant, mais en Mercedes ou dans tout autre voiture de notre choix. Pour notre plus grand profit.
SABIS a démystifié le statut de l’éducation. Elle est un précurseur de l’école de demain, elle a traité l’éducation comme une industrie, a développé une marque et son image, et y a réussi. Elle a fait et réalisé ce que l’on dit impossible de faire dans les pays obstrués par la sociale-démocratie : elle a fait du capitalisme du début à la fin, à la manière de tous les autres secteurs marchands, mais dans le domaine de l’éducation. Son succès ôte à l’État toute légitimité à faire courir les mythes habituels sur l’école… pour peu qu’on entende parler de cette multinationale et des autres chaînes d’école et d’éducation, ce que nous pouvons désormais faire grâce à ce livre et James Tooley, qui, encore une fois, nous montre des réalités cachées et ignorées mais particulièrement riches et intéressantes, de l’éducation telle qu’elle se pratique dans le monde bien réel où nous vivons.
-- James Tooley, From Village School to Global Brand : Changing the World Through Education, Profile Books Ltd, 2012.