Editions Gallimard, 1998
Le grand écrivain franco-espagnol (1923-2011) est surtout connu pour ses récits sur sa propre déportation à Buchenwald : Le grand voyage et L'écriture ou la vie ; on lui doit aussi ce magnifique récit de l'adolescence et de l'exil.
Rappelons les faits : fils de bourgeois républicains madrilènes, Semprun s'exile avec sa famille à Paris en 1939, suite aux persécutions de la guerre civile espagnole. S'engageant dans la résistance, il sera déporté à Buchenwald. Après 1945, il s'engagera clandestinement dans le parti communiste espagnol avant d'être nommé ministre de la culture de son pays d'origine.
Ecrit en 1998, ce récit autobiographique peu connu se consacre à la période avant la Seconde Guerre Mondiale, l'année 1939, lorsque Semprun s'est installé à Paris. Quelques mois de "Vive Clarté" avant de "plonger dans les froides ténèbres" comme l'écrit Charles Baudelaire dans les Fleurs du mal.
Charles Baudelaire....justement l'auteur par lequel Semprun a découvert la langue et la poésie française...C'est justement sous l'égide de ce grand nom que Semprun nous conte sa découverte des femmes et de Paris. ...Magnifique passage où le jeune homme poursuit une silhouette féminine évanescente dans les rues de Paris en hommage à Une passante :
La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d'une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l'ourlet ;
Agile et noble, avec sa jambe de statue.
Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
Dans son oeil, ciel livide où germe l'ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.
Un éclair... puis la nuit ! - Fugitive beauté
Dont le regard m'a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l'éternité ?
Ailleurs, bien loin d'ici ! trop tard ! jamais peut-être
!
Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
Ô toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais !
Vous l'aurez compris, ce récit d'adolescent, qui voit venir l'ombre des années noires, est profondément lyrique, tout en choisissant une certaine retenue.
Ode à Paris et à la découverte de la femme, ce texte traduit bien la ferveur d'un adolescent qui découvre la vie.
Lyrisme de l'amour mais aussi lyrisme de la nostalgie. Découvertes de sensations, d'un pays mais aussi nostalgie du pays perdu. Magnifiques passages où l'auteur contemple à plusieurs décennies d'intervalles, les rivages de la Bidassoa, qui marque la frontière francoespagnole. Cette nostalgie se matérialise par la citation constante de textes poétiques espagnols, comme lorsqu'il apprend la défaite de la République, place du Panthéon : "N'entends-tu pas tomber les gouttes de ma mélancholie"
Le texte oscille constamment entre souvenirs de l'Espagne et découverte de la culture française. Semprun a aussi recours à l'anecdote en précisant que c'est grâce à la remarque désobligeante d'une boulangère sur son accent qu'il décida d'écrire son premier roman en français...La maîtrise parfaite de la langue ou rien...
L'un des plus beaux romans sur l'adolescence qu'il m'ait été donné de lire...