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L’émergence des sociétés "for-profit" dans la sphère de l’aide internationale suscite des inquiétudes dans le secteur humanitaire français. Le point de Best Planet sur un phénomène anglo-saxon déjà bien ancien.
Aux Etats-Unis, l’exécution des programmes d’aide internationale, qui constituent 1% du budget fédéral, n’est pas l’apanage des associations à but non lucratif, loin de là. Que ce soit pour des questions de santé, d’éducation, d’état de droit ou encore d’environnement, les entreprises privées de développement (les "for-profit") sont au coude à coude avec les "non-profit", les ONG et les fondations, pour accéder aux fonds publics.Une compétition par rapport aux bailleurs de fondsUSAID (l'agence d'aide américaine) utilise principalement deux grands mécanismes fédéraux: les subventions, ouvertes seulement aux associations à but non lucratif, et les contrats, qui sont ouverts aux deux."C’est un environnement très fluide entre les ‘non-profit’ et les ‘for-profit’. Nous faisons un travail similaire, nous puisons notre personnel dans le même bassin de talents. Pour nous il n’y a pas d’avantage à être un ‘non-profit’ ou un ‘for-profit’, en revanche il y a de très clairs avantages à utiliser des contrats plutôt que des subventions", explique Steven O’Connor, directeur de la communication de DAI, une des plus grandes et anciennes entreprises privées de développement.Les contrats pour des programmes d’aide au développement fonctionnent de la même manière que dans d’autres domaines: un appel d’offre permet au bailleur de fond de sélectionner le prestataire qui fournira les services les plus adaptés aux besoins du projet et ce, au meilleur prix. Trois grandes raisons sont avancées par les partisans des contrats: compétition, transparence et responsabilité. "Je propose au bailleur de fonds une solution à un problème, une équipe, un budget. Mais il doit approuver chacune de mes factures tout le long du processus. Il a donc un réel contrôle. Et s’il pense que mes performances sont médiocres, il peut rompre le contrat. Alors que pour une subvention, sa seule option est de ne pas la renouveler l’année d’après", explique Stan Soloway, Président et PDG de Professional ServicesCouncil (PSC), syndicat des fournisseurs de service au gouvernement américain. Ping-pongDe leur côté, les ONG avancent aussi leurs arguments. Pour Jeff Grieco, directeur de la communication et des affaires législatives à International relief & development (IRD) et ancien de USAID : "les ONG coûtent moins cher car leur modèle économique ne requiert pas beaucoup de frais généraux (tels que la publicité, les ventes ou le marketing par exemple). Nous avons par ailleurs une approche qui met plus l’accent sur le long terme et la construction de compétences dans le pays d’accueil. Ça ne sert à rien d’amener une solution de l’extérieur dont personne ne comprend l’exécution. Sinon, c'est du commerce... et pas du développement." Une autre grande différence est aussi que, dans le cadre du contrat, c'est le bailleur de fond qui détermine les besoins sur place. Dans ce cas la capacité d'un contractuel à discuter la pertinence des priorités fixées par le contractant peuvent être limitées.
Mais entre "for-profit" et "non-profit", le débat s’apparente à une partie de ping-pong, où les deux clans se contredisent sur les même arguments (performance, coûts, salaires, stratégie de long terme, nombre d’employés du pays d’accueil contre employés expatriés) sans pour autant chercher ouvertement à s'accuser. Dans le même temps, USAID ne semble pas vouloir créer de vagues ni choisir entre les deux. Ainsi, les données publiées par cette agence sont classifiées par projets précis ou zones géographiques et jamais par types de prestataires. Par exemple, en mai 2011, la Commission sur les contrats en temps de guerre en Irak et en Afghanistan analysait la performance des contrats ("for-profit" et "non-profit" inclus) et des subventions dans leur ensemble.Or les choses se compliquent d'autant plus qu’un nombre croissant d’ONG ont recourt aux contrats, qui sont de plus en plus utilisés par les bailleurs de fonds. USAspending.gov estime qu'en 2011 30,79% du budget de USAID était composé de contrats, contre 68,57% de subventions. Mais en 2012, la part des contrats devrait atteindre 50.60% contre 49.40% pour les subventions.Finalement, le secteur du développement est surtout touché par une demande croissante de présentation des comptes et des rapports d'activité qui vient de la part des bailleurs de fonds. Des paramètres d’évaluation et de "reporting" de plus en plus poussés sont mis en place, et touchent de manière uniforme les "for-profit" et les "non-profit". Les pratiques s’entrecroisent: "notre PDG a été un des premiers à mettre en place des pratiques de l’entreprise dans un contexte de non-profit", explique ainsi Jeff Grieco.Une progressive privatisation de l’aide internationaleMais l’existence d’entreprises privées dans le domaine du développement n’est pas un fait nouveau aux Etats-Unis. Les "for-profit" ont depuis longtemps gravité dans le secteur de l’aide internationale, surtout en tant que fournisseurs de services notamment dans les domaines de l’alimentation, des transports ou encore de la communication. Mais pour le Professeur Dirk Salomons, directeur du programme d'affaires humanitaires à la Columbia University, plusieurs éléments expliquent une progressive privatisation de l’aide.Tout d’abord, des changements importants sont advenus au moment de la guerre en Irak et en Afghanistan. "Par définition, l’aide humanitaire ne doit pas suivre de feuille de route politique et se baser sur les besoins. Notre priorité est d'agir là où la souffrance humaine est la plus forte. Or à ce moment-là, on a assisté à une politisation de l’aide, qui est devenue un outil pour gagner les cœurs et les esprits. On utilise les mêmes techniques que l’aide humanitaire, mais la sélection des bénéficiaires se fait sur d’autres critères. La neutralité et l’impartialité sortent du tableau", explique-t-il.C’est ainsi que peu après l’intervention militaire en Afghanistan en 2001, le Secrétaire d’Etat Colin Powell avait appelé les ONG à être une "force multiplicatrice" du gouvernement américain. Ces propos avaient créé une grande controverse dans le secteur et le refus de certaines ONG de suivre cet appel avait ouvert un espace pour le secteur privé au-delà des controversées compagnies de sécurité militaire privées. C’est ainsi que dans le cadre de la Commission sur les contrats en temps de guerre en Irak et en Afghanistan, Betsy Marcotte, vice présidente de DAI, affirmait: "quand DAI exécute un contrat de USAID, on le fait au nom de et dans la direction voulue par USAID. Nous n’hésitons pas à attribuer le travail au Gouvernement américain comme ‘aide fournie par le peuple américain’".Un deuxième élément d’explication est la croissance des préoccupations sécuritaires qui ont poussé les ONG à moins aller sur le terrain et à utiliser des ONG locales à la place dans des pays comme la Somalie, ou encore une fois l’Irak et l’Afghanistan. Pour Dirk Salomons, "on assiste alors à une dépersonnalisation de l’aide au sein même de l’industrie humanitaire, et cela rend les entreprises privées encore plus attractives". Comme le dit Stan Soloway: “En Afghanistan, il y a eu beaucoup de contractants, en partie à cause de la nature de la guerre et en partie parce que les ONG ne voulaient pas y aller".Finalement, ces phénomènes ont abouti à une privatisation de l’aide qui, selon Dirk Salomons, est aussi une "mécanisation de l’aide" et ce, de manière quantitative et non pas qualitative. "L’aide comme l’expression de valeurs - l’idée que nous sommes différents mais que nous nous reconnaissons comme humains - disparaît." Il ne s’agit pas pour autant de jeter la pierre au secteur privé, car d’après lui, si une entité privée a un produit utile, qu'elle peut faire les choses mieux qu’une ONG et trouve un bailleur pour acheter ce produit, c’est une bonne chose. "Tant que ces organismes ne cachent pas qu’ils recherchent un profit," rajoute-t-il. Mais pour certains acteurs privés, les deux choses ne semblent pas contradictoires. C’est ainsi que Steven O’Connor estime que DAI considère être une "entreprise sociale motivée par une mission".La fin des ONG ?C’est en fait le mot "entreprise" qui peut parfois faire toute la différence. Nouvelle tendance de fond, certaines entreprises privées sont en train de racheter d’autres organismes de développement afin d’élargir le spectre de leurs services. Au mois de septembre, la compagnie Tetra Tech qui, à l’origine, était une entreprise d’ingénierie, a racheté Pro-telligent, un contractant du département d’Etat dans les domaines des renseignements et de la sécurité nationale. Ce sont des fusions qui n’ont pas lieu du côté des ONG. "C’est comme si Care achetait Mercy Corps! Ca n’arriverait pas", commente ainsi Jeff Grieco. Cette tendance bénéficiera, sur le court terme au moins, aux "for-profit" en leur amenant de nouvelles sources de revenus dans un contexte de coupes budgétaires croissantes. En effet, USAID devrait souffrir en 2012 d’une coupe budgétaire de 400 millions de dollars.Pour Dirk Salomons, la diminution du nombre de pays en bas de l’échelle risque aussi de changer la donne et reléguer l’humanitaire à un certain type d’activités: "au moment où ces pays voudront se procurer des services payants eux-mêmes, le nombre d’ONG diminuera. Mais la solidarité, l’engagement, l’aspect relationnel et la compassion sont des valeurs qui sont difficiles à dupliquer pour les entreprises privées. L’enthousiasme des bénévoles et l’impact mutuel n’existent pas dans le modèle commercial. Il y aura toujours de l’espace pour cela." Des perspectives qui ne sont sans doute qu’à demi rassurantes pour les ONG.Mais plus qu’une complète mainmise de la part du secteur privé, on assistera plutôt à l’établissement de nouveaux modèles: "On pourrait aussi voir advenir un dialogue Sud-Sud, avec des compagnies du Sud qui fourniraient des services et du bénévolat à d’autres pays du Sud", avance-t-il. De quoi encore plus compliquer les tenants et les aboutissants du débat.Source : merci à Youphil