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La route monte dans un virage en une petite corniche. On ne voit pas la mer. Quelques portes percent le mur sur la gauche et laissent deviner des vies tranquilles sous l’ombre d’un grand pin. De l’autre côté l’asphalte s’estompe en des berges terreuses recouvertes d’aiguilles, bordées de buissons secs. Un grillage rouillé, difforme traverse tout ça pour prévenir de la pente qui descend rapidement sur la route principale, en contre-bas. Une villa se dresse par dessus un mur de pierre, derrière deux cyprès noirs, des lauriers généreux. Des agaves aux élans affaissés dégringolent en cascade sur les pentes sèches en faisant des gestes arrondis, calligraphiques. Un pylône de béton dont le fer émerge par endroit, attaqué par l’air marin. Le goudron de la route transpire la chaleur emmagasinée durant la journée et lève des odeurs de résine et de terre. Aucun bruit ne couvre ceux que l’on porte en soi et on se croirait alors comme en retrait du monde, déserteur ne percevant des rumeurs du campement de plus en plus lointaines que l’écho irréel, englouti par la nuit : là-bas vers les plages des petits groupes à manger, à rire. On les sait plus qu’on les devine. Il n’y a qu’à faire quelques pas, tourner les choses sous le regard en quête d’un point de vue exact. Essayer de résumer dans le regard. Passant l’angle du mur, un large portail prolonge le mur végétal d’une haie de thuyas. La villa émerge au dessus, de profil, dévoilant une loggia sur laquelle flotte une toile tendue à rayures bleues et blanches. Les murs qui l’entourent, de pierre, à larges joints ; et puis le broc de béton lisse comme le ciel. Dans la percée géométrique s’éteignent les lointains. On n’en verra pas plus. Seulement le silence et la nuit à remonter dans le ventre en une bouffée euphorisante, le sentiment de saisir l’essentiel en une félicité suave alors que tout échappe. Là-bas les immeubles blancs dans la pénombre.
Les jambes appellent à marcher, la route indique le chemin et quelque part une activité convoque à joindre l’un à l’autre. L’avidité des yeux retient l’élan des jambes. On voudrait rester voir. La beauté particulière de l’instant ne se laisse pas atteindre, fixer, elle danse avec le regard –ou le fait danser après elle, fait trainer autour du virage. Sur soi-même, en cul-de-sac, à tâter le volume du regard. C’est le cri poussé par l’enfant que frôlent les ailes de l’oiseau dix fois et toujours inatteignable dans le très grand espace du ciel qui est son domaine réservé. (...)