La vie nous offre parfois des instants délicieux qui, à eux seuls, font notre journée.
Quoi de plus banal, voire ennuyeux, que de faire le pied de grue chez le boucher pour payer sa vulgaire poitrine de poulet? Et quoi de plus intéressant, pour prendre son mal en patience, que d’observer les gens?
La boucherie que je fréquente est minuscule et la file d’attente vers la caisse se trouve coincée tout contre le présentoir des produits préemballés. Hier, une grande jeune femme se tenait devant moi et soupesait, hésitante, des pièces de viande, pendant que sa fille, trois ans à peine, s’amusait à faire comme maman. C’est elle surtout qui attirait mon attention, cette petite si jolie, si indifférente à sa beauté rose bonbon et tout absorbée dans la découverte du vaste monde qui, ce matin là, exhibait la face blême, froide et molasse d’une volaille morte. Je notais ses jeux, ses gestes, son air inspiré par la construction de son imaginaire.
La mère, ayant fait son choix, s’éloigna et se planta derrière l’homme qui était en train de payer, de toute évidence bien inconsciente qu’elle coupait tout le monde. Comme j’avais laissé libre, devant moi, la place qu’elle occupait quelques secondes avant, je lui fis signe. Se rendant compte de son erreur, elle s’empressa de réintégrer le rang. C’est à ce moment que je vis son visage. Un teint velouté, des yeux bruns immenses et magnifiques, des traits bien définis. Une beauté!
Son tour arriva et je remarquai que le commis, joli garçon lui-même, la dévisageait avec intensité, levant le regard vers elle aussi souvent que le lui permettait la transaction, alors que la belle indifférente baissait le sien sur son porte-monnaie et sur la petite qu’il fallait surveiller. Je me demandai si cet air lumineux lui était naturel ou s’il n’était que le reflet de l’autre… J’allais avoir ma réponse. Je présentai ma poitrine au jeune homme (de poulet bien sûr!) et je m’amusai de constater qu’il ne me prêtait aucune attention, s’efforçant de me redonner le change dont le calcul semblait échapper à son entendement. Je ne pus m’empêcher de sourire.
— Elle est très belle, n’est-ce pas? lui soufflai-je.
Il gloussa tout en rougissant.
— Oui, elle m’a complètement perturbée! marmonna-t-il.
Les gens qui m’ont vue entrer à la fruiterie, une minute plus tard, ont dû s’étonner du plaisir incroyable que pouvait procurer à quelqu’un l’examen d’un monticule de poivrons.
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