Il reste pour moi l’œuvre majeure du romancier qui y condense tous les éclats de son génie... Comment présenter une « œuvre océan » (la métaphore n’eût pas déplu à son créateur !) ? J’y suis pourtant revenu (et pour diverses raisons) plusieurs fois déjà ?
Dès onze ou douze ans, j’ai ouvert les pages illustrées d’un ouvrage ancien qu’avait eu la gentillesse de me prêter (à moi, l’enfant lecteur !) une amie de ma mère. La bonne fée me le remit en grandes pompes (un pavé de 800 pages) comme elle eût fait d’une friandise ou d’un paquet de papillotes un jour d’étrennes, en me tapotant les boucles blondes et en affirmant : « Toi qui aimes Hector Malot et « les Misérables », lis donc, ça peut pas te faire de mal ! ».
Je m’en souviens parfaitement, c’était pendant l’une de ces périodes bénies de convalescence où, tout au long d’une semaine pluvieuse d’hiver, suite à une angine, j’avais été obligé de « garder le lit ». Ou plutôt, ce fut le livre qui me garda ! Je ne m’en détachais plus. Un océan démonté, une falaise abrupte sur une côte de Grande-Bretagne, une tempête de neige et un enfant de dix ans (un frère !) abandonné au bas de la falaise...
La cahute d’un vieux philosophe, ami d’un loup et ennemi des hommes... Un vieux sage misanthrope qui débite en riant des vérités assassines, flanqué d’un loup affectueux qui tempère l’amertume de ses propos... La vie austère et chimérique de ces « clochards célestes » qui sont aussi des saltimbanques... Un spectacle de théâtre baroque sur un sujet étrange et primitif. Une aveugle amoureuse d’un monstre, un peu Quasimodo et Esméralda que j’avais vus à la télévision, mais en plus sauvage, en plus élémentaire...
Une bouteille à la mer, les effrayants Comprachicos qui effaraient Rimbaud, la grimace d’un Titan qui hurlait dans le désert : « Je ris, cela veut dire « je pleure »... Une duchesse lumineuse, mi sirène mi pieuvre (je venais de terminer « les Travailleurs de la mer » et je trouvai que la splendide Josiane avait quelque chose de l’horrible monstre de la grotte sous-marine enchantée où Gilliatt retrouve les squelettes de ceux qu’elle a avalés) ...Une remontée des courants marins au gré du flot et le renversement de situation qui fait basculer le destin d’un homme, « les tempêtes d’hommes pires que les tempêtes d’océan »...
Voici sous forme d’échantillons les « fioles » d’émotion que j’avalais à cette première lecture de « l’Homme qui rit ». Je crois que je lui dois en partie cette fascination qui m’a étreint par la suite devant les paysages rudes et dépouillés d’Ecosse et, dans une moindre mesure, de Bretagne.