Lors de la conférence inaugurale des rendez-vous de Blois, Sylvie Brunel a présenté un exposé intitulé "Nourrir le monde hier, aujourd'hui et demain: pour une agriculture durable". Derrière ce vocable de durable, elle défend, comme Erik Orsenna, le président de l'édition 2012, le concept d'agriculture écologique ET intensive.
Cette approche a l'immense avantage de présenter une démarche en apparence consensuelle: on garde les progrès en matière de rendement des "révolutions vertes" et de l'agriculture intensive de la deuxième moitié du XXéme siècle mais on la mêle avec l'approche de l'agriculture biologique, on en fait une synthèse qui garderait les avantages de chacun sans s'interroger sur la disparition de leurs éventuels défauts.
Mais Sylvie Brunel, comme la grande majorité des géographes, ne connaît pas la pédologie et à la microbiologie (les sciences qui étudient les sols). Elle parle de biodiversité, comme en parlerait un homme politique à la fin d'un banquet, elle ne saisit pas les enjeux profondément écologiques d'une biodiversité qui ne concerne pas uniquement les lions et les requins mais dont les enjeux se trouvent d'abord dans la microfaune des champs et des sols.
Quelles sont ces contradictions fondamentales entre deux manières de "faire" de l'agriculture?
L'agriculture intensive utilise des intrants en grande quantité (engrais, produits phytosanitaires, pétrole sous la forme de plastiques et de carburants). Or, l'agriculture biologique essaie, au contraire, de s'en passer le plus possible. Pourquoi cette volonté de limiter à tout prix les intrants? Essentiellement parce que les intrants fragilisent les paysans qui deviennent dépendants d'une industrie amont qui leur vend des tracteurs et des produits issus de l'industrie chimique.
Dans les décennies à venir, ce recours aux intrants va fragiliser de plus en plus les agriculteurs et les pays qui en resteront à l'intensif. La concurrence mondiale croissante pour les ressources va augmenter leur prix et leur rareté. Une agriculture dépendante du pétrole et d'engrais minéraux issus du sous-sol est une agriculture condamnée puisque ces intrants vont disparaître au cours de notre siècle.
L'agriculture biologique essaie de préserver la microbiologie des sols alors que l'agriculture intensive intervient en permanence sur la structure et la vie des sols. Les labours profonds et le recours à des produits chimiques vont tuer la vie présente dans les sols. Or, cette microfaune invisible présente dans les sols constitue le trésor de l'agriculture biologique, le levier qui permet de décomposer les déchets verts et de fournir les sels minéraux dont on besoin les plantes pour croître. Engrais minéraux et microfaune sont profondément irréconciliables puisque les premiers tuent les seconds.
L'agriculture intensive est construite autour de plantes hybrides à très haut rendement, plantes brevetées que l'agriculteur doit racheter chaque année. Or, l'agriculteur biologique défend le commensalisme et la coopération entre des êtres vivants variés: plus la biodiversité est importante, plus l'agriculture sera performante. L'hybridation d'un "produit" vivant pousse à l'unicité alors que la diversité biologique pousse à la biodiversité.
Les géographes, comme Sylvie Brunel, et la majorité des experts ont une vision positiviste de l'agriculture: l'agriculture traditionnelle avait un faible rendement, l'agriculture intensive a permis des progrès indéniables en matière de productivité, donc, il faut la garder... et y rajouter quelques "doses" de "pureté" biologique et écologique pour pouvoir continuer d'avancer. L'agriculture biologique est perçue comme un retour à l'agriculture traditionnelle avec tous les dangers que cela comporte en matière de chute de productivité.
C'est une vision simpliste. Comparer les rendements bruts d'un champ conventionnel et d'un champ bio conduit toujours à donner l'avantage au premier. Il est donc facile alors d'agiter l'épouvantail des défrichements nécessaires pour compenser cette "perte de productivité". C'est oublier pourtant que l'écart n'est pas si important que cela (de l'ordre de 20% dans une majorité d'études), que la biodiversité de l'agriculture biologique induit souvent des productions complémentaires (en miel par exemple) qui ne sont jamais comptabilisées et que l'absence de recours aux intrants augmente le bénéfice de l'agriculteur.
C'est oublier aussi que la mono-agriculture intensive va être de plus en plus fragilisé par un réchauffement climatique qui va multiplier les aléas et les épisodes climatiques violents. L'agriculture biologique grâce à la biodiversité et à l'agroforesterie est bien davantage préparée à cet inquiétant futur.
Il faut sortir des représentations naïves d'une agriculture biologique, qui ne serait qu'un retour déguisé au passé. En réalité, l'agriculture biologique est une activité à haut rendement ... intellectuelle. Elle réclame des connaissances importantes en matière de biodiversité et des compétences pointues pour faire vivre ensemble des espèces complémentaires.
Il faut sortir du rêve d'une agriculture intensive qui prendrait les habits du bio. L'échec de l'agriculture raisonné le prouve : on ne rajoute pas quelques coccinelles à un champ qui reste traité à l'insecticide même si on en met moins. On ne peut pas prétendre défendre la biodiversité qui réclame un vivant libre et foisonnant et promouvoir les OGM qui supposent une monoculture exclusive.
Enfin, il faut cesser de défendre une agriculture intensive qui a détruit le monde paysan et a poussé sa population à partir vers des villes où elle ne trouve pas de travail. L'agriculture biologique est une agriculture qui nécessite une main-d'oeuvre importante. Elle est donc fortement créatrice d'emplois.
Dans ce débat entre bio et intensif, il ne faut plus défendre un intensif qui prendrait les habits du bio mais, au contraire, croire en une agriculture biologique qui utiliserait tous les atouts de la technique et de la connaissance pour inventer l'agriculture de demain.