Après avoir parcouru le sud-ouest des États-Unis en pleine mutation démographique, Délits d’opinion poursuit son voyage dans les swing states qui décideront du nom du prochain Président des États-Unis. Cette semaine, direction le Sud. Cette région, qui court du nord de la Virginie au Texas en s’enfonçant jusqu’au Missouri, reste aujourd’hui encore très distincte du reste du pays.
Dès avant l’indépendance des États-Unis, elle s’était développée autour d’une civilisation rurale et traditionnelle, reposant sur la production cotonnière et dépendant du système esclavagiste. Les tensions avec un Nord urbain, industriel et ouvert à la modernité sont devenues de plus en plus nombreuses pendant la première moitié du XIXème siècle, à la fois sur un plan moral (question de l’esclavagisme), culturel (une civilisation rurale et aristocratique contre une civilisation urbaine et démocratique), économique (domination de l’industrie ou de l’agriculture) et commercial (défense du protectionnisme au Nord, du libre-échange au Sud). Quand en 1854, le parti républicain fut fondé autour d’Abraham Lincoln afin de réduire la place de l’esclavage dans l’Union, il se retrouva rapidement aux prises avec le parti démocrate devenu le défenseur des intérêts du Sud. Point d’orgue de ce conflit, la guerre de Sécession (1861-1865), qui vit la victoire de Nord et l’abolition de l’esclavage au Sud.
Carte 1. Les swing states du Sud des États-Unis
Après une période d’occupation militaire du Sud par le Nord jusqu’en 1876, les États de l’ancienne Confédération furent réintégrés au sein de l’Union, avec l’obligation de donner aux anciens esclaves leurs pleins droits civiques. Mais humiliés par leur défaite, les sudistes restèrent hostiles à un parti républicain identifié au Nord et trouvèrent de nombreux artifices légaux pour discriminer les afro-américains. Pendant environ 70 ans, les démocrates restèrent les maîtres absolus du Sud : entre 1980 et 1948, aucun démocrate ne perdit le Sud lors des élections présidentielles. Les seuls scrutins disputés étaient alors les primaires au sein duquel les différentes factions du parti démocrate se disputaient la nomination, l’élection générale n’étant qu’une formalité face à un parti républicain faible voire inexistant, puisque tirant ses seuls votes d’une minorité noire souvent privée de son droit de l’exercer. Dans ce contexte, le vote était étroitement lié à la composition raciale des régions (carte 2), celles étant peuplées d’anciens esclaves choisissant les candidats démocrates les plus conservateurs du fait de leur ressentiment.
Carte 2. Cartes du vote pour un candidat conservateur lors de primaires démocrates et de la population noire en 1947
Toutefois, à partir de la fin des années 1940, la coalition démocrate bâtie par Franklin Roosevelt, réunissant les ouvriers, les sudistes, les intellectuels et les minorités (afro-américains, juifs, catholiques) donnait ses premiers signes de fatigue : les démocrates libéraux souhaitaient de plus en plus favoriser les noirs sur le plan des droits civiques, une évolution fermement refusée par les démocrates du Sud. Face à la montée des revendications des militants des droits civiques, c’est finalement un Président démocrate sudiste, Lyndon Johnson, qui non seulement imposa leur émancipation civique mais leur fourni aussi une aide économique. Conséquence immédiate, s’il fut réélu dans un raz-de-marée en 1964, la seule région où il fut battu fut le Sud.
Au cours des années suivantes, la domination démocrate au Sud s’affaiblit à tous les niveaux, pendant que les républicains renforçaient leur emprise sur la région grâce à un discours de plus en plus conservateur. Ainsi, depuis 1968, les États du sud profond votent largement plus que la moyenne du pays en faveur des candidats républicains comme le montre le graphique ci-dessous, qui indique la différence entre le vote de chaque État et le vote de l’ensemble des États-Unis à chaque scrutin présidentiel : si un État vote plus démocrate que l’ensemble des États-Unis, il se trouve au dessus de 0, et s’il vote moins démocrate que la moyenne, au dessous de 0. Hormis quand un candidat démocrate originaire du Sud se présente (Jimmy Carter en 1976 et 1980, et dans une moindre mesure Bill Clinton en 1992 et 1996), le vote démocrate dans ces États est très réduit, et la tendance est clairement à la baisse depuis 1980.
Globalement, ces quatre États où le vote républicain est massif sont aussi ceux où la proportion d’afro-américains dans la population est la plus élevée : 37,6% au Mississippi, 32,8% en Louisiane, 28,8% en Caroline du Sud et 26,8% en Alabama. Le vote y reste largement déterminé par la couleur de peau : en 2008, les blancs du Mississippi ont voté à 88% pour John McCain, et les noirs à 96% pour Barack Obama. Les résultats étaient similaires dans l’Alabama et à peine moins clivés en Louisiane ou en Caroline du Sud. En Géorgie, où la population noire est aussi très importante (31,5%), le comportement électoral est un peu moins clivé avec 76% des blancs ayant voté républicain et 98% des noirs démocrate en 2008, car il s’agit d’un État très urbain (75,1% d’urbains contre 59% en Alabama ou 49,4% au Mississippi) avec notamment la métropole d’Atlanta et ses 5 millions d’habitants. Or, comme on l’a déjà vu pour le sud-ouest, l’urbanité favorise fortement les démocrates aux États-Unis.
Cependant, le Sud n’est plus monolithique, et plusieurs États évoluent, timidement il est vrai, vers le camp démocrate. C’est notamment le cas de la Caroline du Nord et de la Virginie, qui comptent moins d’afro-américains (22,6% en Caroline du Nord, 20,7% en Virginie) et où le vote est donc moins fonction de la couleur de peau : « seuls » 64% des blancs avaient voté McCain en Caroline du Nord en 2008, un chiffre qui était de 60% en Virginie. De plus, ces deux États bénéficient depuis deux décennies d’une urbanisation galopante (75,5% d’urbains en Virginie, 66,1% en Caroline du Nord), à la fois liée à l’extension de la banlieue de Washington pour la Virginie et au boom économique dans le « Triangle » Raleigh-Durham-Chapel Hill en Caroline du Nord. L’afflux de nouveaux habitants très diplômés et venus du Nord démocrate a profondément changé la sociologie de ces États, provoquant depuis une quinzaine d’années une légère montée du vote démocrate et aboutissant en 2008 à la victoire de Barack Obama, une première pour un démocrate depuis 1976 en Caroline et 1964 en Virginie. La situation est semblable en Floride : proportion faible d’afro-américains (17%) qui ne génère donc pas un « vote racial » très élevé (56% des blancs votaient McCain en 2008, 96% des noirs Obama) ; très fort taux d’urbanisation (91,2%) avec au moins quatre villes millionnaires (Miami, Tampa, Orlando, Jacksonville) ; économie reposant sur une main d’œuvre diplômée. De plus, la Floride compte une proportion importante d’Hispaniques dans sa population, dont on a vu qu’ils favorisaient largement le vote démocrate.
Ces États sont des swing states décisifs pour les deux candidats, alors qu’en 2000 ou 2004, la Caroline du Nord ou la Virginie étaient hors de portée des démocrates. En Floride comme en Virginie, Mitt Romney et Barack Obama sont actuellement à égalité dans les sondages, alors que le républicain devance légèrement le Président sortant en Caroline du Nord. Le basculement progressif des ces États du camp républicain à la catégorie de swing states explique en partie pourquoi Barack Obama devance encore nettement Mitt Romney dans le Collège électoral alors que son avance dans les sondages nationaux à fondu au même niveau que ceux de Al Gore ou John Kerry à la même période en 2000 et 2004. Mais en totalisant 57 grands électeurs sur 538, ces trois États forment un lot incontournable pour les deux prétendants à la Maison Blanche. C’est très probablement en Floride et en Virginie que se jouera le nom du prochain Président des États-Unis. Ainsi, comme nous le verrons la semaine prochaine, que dans l’Ohio.