Profitons de ce vendredi pour mettre définitivement à mort une expression qui a trop souvent été répétée dans nos colonnes : la guerre des brevets.
Une décision quelque peu ironique lorsque l’on sait quel est le titre de ce Parole Aux Lecteurs, mais qui a trouvé sa justification lors de ma réflexion sur le sujet.
Les différents conflits juridiques qui essaiment dans l’industrie High Tech ont quelque chose de singulier : contrairement à une guerre, ces conflits n’ont pas de fin.
Comment dès lors et surtout pourquoi songer à un avenir rose où toutes les sociétés pourraient créer librement des produits innovants, sans prendre le risque de se faire attaquer ou piller de toute part une idée ? Sommes-nous arrivés à la limite de ce que l’on appelle la propriété intellectuelle ?
Un éternel recommencement
Dans les années 1980 déjà, l’industrie des nouvelles technologies connaissait l’un de ses plus grands conflits autour de la propriété intellectuelle.
S’opposaient alors non pas des entreprises, mais de véritables états dont les chevaux de Troie n’étaient autre que les sociétés nationales les plus influentes.
Un intéressant document du Santa Clara Computer & High Technology Law Journal daté de 1994 et nommé « Protecting American Intellectual Property in Japan » (de la protection de la propriété intellectuelle au Japon), place ainsi Honeywell (un conglomérat d’industries américaines) face à Minolta dont il obtiendra finalement 127,5 millions de dollars pour violation d’une technologie d’auto-focus.
Pourtant, Honeywell, qui fabrique de l’armement ainsi que des instruments de très haute technologie à destination des administrations et des gouvernements (entre autres choses) n’avait ni la vocation ni la volonté à l’époque de se lancer sur le secteur de la photographie et donc de faire un usage bénéfique pour le consommateur de ce brevet que l’on sait aujourd’hui déterminant.
Les patent troll : expression d’une dérive
Et c’est ainsi que l’on trouve les premières limites d’un système qui conduit aujourd’hui aux faits suivants :
Des sociétés désormais spécialisées dans les poursuites judiciaires se forment, s’associent et se liguent contre à peu près tout ce qui est susceptible d’être breveté.
Ces « Patent troll », comme les médias aiment à les appeler n’ont d’autre vocation que d’effectuer un chantage qui n’a rien à envier aux polars de notre enfance : patients, ils attendent le moment où leur cible sera la plus profitable afin de la mettre au pied du mur : céder à un accord à l’amiable ou s’exposer à des poursuites qui pourraient impacter les millions de produits déjà commercialisés par le constructeur… Et donc par extension les millions de consommateurs qui n’ont rien demandé à personne.
Aussi symptomatique que cela puisse paraître, il ne faut pas oublier une chose : tout travail mérite salaire, si un groupe parvient à développer une technologie innovante, il est « normal » qu’elle puisse ne serait-ce que rentabiliser l’investissement en recherche et développement.
Le problème en 2012, c’est que l’essentiel des nouvelles technologies sont des incréments de technologies précédentes. Modules WiFi,3G ou encore forme des produits : autant d’aspects qui sont aujourd’hui disputés entre sociétés alors même qu’elles découlent toutes d’une succession d’innovation accessibles à tous.
C’est donc un peu l’histoire de la poule et de l’oeuf qui se reproduit sans cesse, chacun tentant de s’approprier la paternité de concepts et d’idées, tel est le sort de la créativité au XXI ème siècle…
Le jour où tout bascula
En 2011, Apple et Google ont dépensé plus de dollars en batailles juridiques, acquisitions de brevets et appels de décisions de justice qu’en recherche et développement : 20 milliards de dollars en deux ans.
En 2011, ont été déposées 540 000 demandes de brevets soit une augmentation de 50% en une décennie. Parmi les mieux « armés », on compte sans surprise sur les grands groupes, les mêmes qui appellent à calmer le jeu (nous le verrons plus loin) :
Microsoft : 21 000 brevets accordés depuis 2000 (hors rachats)
Google : 2 700 brevets accordés depuis 2000 (sans compter les quelques 12 000 brevets de Motorola)
Apple : 4 100 brevets accordés depuis 2000 (sans compter les rachats)
Une situation singulière qui montre à quel point les priorités des grands groupes du secteur ont évolué ces 6 dernières années. Il n’y a pas si longtemps encore, le nombre de terminaux « à clapet » ou de type « slide » étaient légion chez un nombre astronomique de constructeur.
On apprendra plus tard que le constructeur Motorola aurait pu poursuivre plus de sociétés qu’il ne pourrait engager d’avocats concernant un certain nombre de ces terminaux.
Mais en janvier 2007 tout change. Lors de la keynote de présentation du premier iPhone, Steve Jobs pointe de manière anecdotique et sur le ton humoristique le fait que leur dernier produit est breveté dans tous les sens afin qu’il ne soit pas copié.
Cette décision faisait suite à la condamnation de la firme de Cupertino accusée par la société Creative d’avoir violé un certain nombre de ses brevets portant sur le traitement audio.
Contrarié, Steve Jobs avait dès lors décidé de breveter systématiquement tous les travaux de son département recherche et développement afin que ce genre de déconvenue ne se reproduise plus.
S’en suivra l’effet exactement contraire : à ce jour, Apple aura été présentée à la justice plus de 200 fois pour des affaires de propriété intellectuelle, notamment pour sa gamme de smartphones iPhone.
Mais cette situation aurait très bien pu s’éterniser sans que cela ne nous concerne outre mesure si les conséquences ne touchaient pas directement les individus…
De la déshumanisation des enjeux
C’est du droit social ? Tu rigole je fais pas de social moi.
Rachetée pour la modique somme de 12,5 milliards de dollars, Motorola fait désormais partie du giron de Google dont le but avoué était de s’emparer de la manne financière que constitue le portefeuille de brevets du constructeur.
C’est toutefois sans compter sur les milliers de postes supprimés chez l’ancien numéro un américain du marché des téléphones mobiles qui paye là son rôle de précurseur dans une industrie désormais parmi les plus profitables de la planète.
Les enjeux économiques sont désormais tels que les batailles se veulent toujours plus brutales, toujours plus extrêmes afin de défendre autant que possible des concepts qui semblent pourtant tomber dans le cadre du bon sens pour une immense majorité de la population : il existe un brevet pour la consultation de documents, il existe un brevet pour l’envoi de SMS, il existe même un brevet pour l’effet de rebond des images lors d’un diaporama. En définitive, on élude totalement l’utilisateur.
Il faut savoir une chose : les dépôts de brevets ne sont réalisés ni par les concepteurs de l’idée, ni par les ingénieurs qui lui ont donné une application concrète et encore moins par les industriels chargés de leur donner une forme concrète. les dépôts de brevets sont rédigés par des juristes pour des juristes. Il ne faut donc pas s’étonner de l’exaspération des juges et de l’impuissance des jurés face à des affaires où un seul brevet peut conduire à de multiples interprétations différentes. Consciencieusement rédigés, révisés puis corrigés, ces brevets bénéficient d’une mise en détails suffisamment précise pour être validée mais suffisamment évasive pour être utilisée à dessein par leurs propriétaires.
C’est un peu comme si deux adversaires à un jeu de cartes luttaient à coups de Jokers uniquement : dans une bataille, le gagnant sera celui qui aura tout simplement le plus de cartes mais aussi le plus d’argent pour continuer à acheter ces mêmes paquets de cartes.
J’en pose quatre, mais j’en ai encore une caisse pleine
Circulez, il n’y a rien à voir
20 ans plus tard : mêmes problèmes, même absence de solutions
A partir de là, le bon sens voudrait que les principaux fautifs s’accordent à faire cesser une multitude de conflits juridiques qui gangrènent et freinent un secteur tout entier et par extension l’économie de tout un pays. Google mais aussi Apple et Amazon ont appelé à un « cessez le feu ». A grand renfort d’arguments tels que le FRAND (c’est un accord de licence qui stipule qu’une technologie déterminante pour le secteur a nécessité à être licenciée à l’ensemble de l’industrie) ou tout simplement par souci de « valeurs de partage ».
Malheureusement, l’argent est roi en ce bas monde et si par exemple Amazon souhaite que cette guerre des brevets cesse, c’est précisément parce que le leader du commerce en ligne souhaite bénéficier d’un horizon juridique favorable afin de lancer sa Kindle Fire HD sans encombres, notamment sur le marché européen.
De la même manière, lorsque Eric Schdmit, PDG de Google évoque la guerre des brevets en des termes peu élogieux, il se trouvera des voix pour lui rappeler comment s’est déroulé l’acquisition de Motorola Mobility.
Comme au début des années 1990, ce conflit presque fratricide aura fait ses victimes tout en mettant à l’honneur ses bourreaux. Il aura également permis de mettre en lumière une chose : l’être humain à la mémoire courte et ne tire que rarement des leçons de ses erreurs.
Quelles sont, selon vous, les solutions à apporter à ce problème qui impacte chaque jour un peu plus les utilisateurs ? Pensez-vous que le système de brevets tel qu’il est représente l’avenir de l’industrie High Tech ? Autant de questions (et bien d’autres laissées volontairement en suspend dans ce long Parole Aux Lecteurs) autour desquelles nous vous invitons à débattre avec nous sur le forum.