Dans le dernier film d’Ozon, l’un des plus réjouissants et intelligents de sa carrière, Fabrice Luchini incarne Monsieur Germain, professeur de littérature dans un lycée banal. Parmi les dissertations ponctuées de « pizzas et de portables » rédigées par ses élèves-moutons, une copie retient son attention : celle de Claude (belle prestation d’Ernst Umhauer). Elle y dépeint le quotidien d’une famille de classe moyenne, y décrit leur maison, leurs habitudes, leurs failles, leur intimité. Invariablement conclues d’un «à suivre» mystérieux, les rédactions du jeune élève ne tardent pas à rendre accro le féru de classiques, qui s’ennuie dans son boulot, qui s’ennuie dans son lit. Ozon, pendant ce temps, met en place un mécanisme pervers sur trois niveaux : il y a, au premier plan, cette relation malsaine entre l’élève et son mentor (le maître est-il un pygmalion ? Un père de substitution ?), au second plan, le texte en images de l’auteur en devenir (belles compositions du couple de bœufs contemporains : Denis Ménochet à deux doigts du burn out, Emmanuelle Seigner en Madame Bovary moderne). Au dernier plan : nous, les spectateurs, dernier maillon de l’immense chaîne de création qui se déroule sous nos yeux (sublime plan final qui résume bien la chose). Ozon nous prend alors au piège : il tire les ficelles, s’amuse, invente, efface, rature, réécrit. Dans la maison s’écrit trois fois à l’écran : l’élève livre le récit, le prof l’améliore, le spectateur le digère. Une mise en abyme narrative inédite et étonnante, dopée aux références cinématographiques et littéraires, où l’un des meilleurs cinéastes français actuels décortique les rouages du processus créatif et de la fiction.
Dans la maison est un film métatextuel stimulant, sorte de Swimming Pool et Angel revu et corrigé à la sauce satirique d’un Potiche, parsemé d’humour à la Huit femmes. Du pur exercice de style qui ne s’arrête pas qu’à l’analyse, et qui nous entraîne au cœur de la fiction (la façon dont elle est tissée, réfléchie, et la façon dont elle est comprise). Ozon y questionne les véritables vocations de l’art (trou de serrure sur autrui? Echappatoire à sa minable condition?) ainsi que ses limites (l’art contemporain va-t-il trop loin?). Le film est également l’occasion pour lui de poser un regard acerbe sur l’autre (le snobisme en filigrane du couple Luchini et Kristin Scott Thomas notamment), et de ressasser ses obsessions (lutte des classes, fantasmes sexuels latents, enjeux et conséquences de la domination). Le moteur de l’auteur (ou des auteurs en l’occurrence) demeure constamment la satisfaction du spectateur (ou du lecteur). Allié à une prise de risque ludique et au vrai plaisir de raconter une histoire, le créateur ne peut alors accoucher que d’un chef d’œuvre, dit le film. Ozon ne s’y est pas trompé : d’un bout à l’autre, il prend son pied ; sans cesse, il nous surprend, nous malmène, nous emmène là où peu nous ont emmené auparavant : au cœur même de son travail de conteur. Roublard, et délectable.