A Saint-Nazaire, ceux qui ont un parapluie sous la bruine ne sont pas de Saint-Nazaire. Là-bas, la pluie n’est ni une péripétie, ni un contretemps ; elle fait partie du décor mais ne fait pas fondre. Le matin, sur le boulevard Albert 1er, les retraités prennent le frais sous les gouttes sans sourciller. Plus tard, les collégiens reviennent du McDo sous l’averse comme si de rien n’était, les cheveux collés au front et les bouches jointes, où se déchaînent d’autres tempêtes. A son tour, on avance donc la tête au vent, le pébroc protégeant l’appareil photo, observé par des autochtones humides, la parka bien vite trempée mais le corps en mouvement, entre les coques, les paquebots, les grues et les cargos, au milieu des cris des mouettes et des plaintes de l’acier sous les presses, derrière la tôle des ateliers. Au fond d’un bassin, le Poesia est terminé et les premiers membres de l’équipage italien viennent le découvrir avec ferveur ; les yeux levés au ciel, ils admirent sa robe blanche et sa cheminée qui fume déjà ; pour un peu, on se croirait place Saint-Pierre. En face, dans la forme Joubert, le Jasmine Knutsen est en cale sèche pour maintenance. Sous sa coque immense, deux playmobils minuscules donnent une idée de la taille du tanker, si haut et démesurément long. Face à ce monstre, on ne souhaite qu’une chose, qu'il ne se rompe jamais, ni en mer, ni dans l’estuaire.
Le soir a la bonne idée d’apporter le brouillard et de chasser la pluie. On se précipite pour refaire le parcours de l’après-midi et chasser les ombres, les lumières artificielles et les scintillements de l’eau. Les rues du port qui serpentent entre les hangars sont désertes. Seules quelques voitures circulent dans la nuit déjà tombée et les ponts mobiles semblent s’écrouler sous leurs pneus qui les traversent bruyamment. L’ambiance est lugubre. On se retourne plusieurs fois pour vérifier qu’il n’y a personne, le doigt hésitant sur le déclencheur ; on pourra toujours dire plus tard que le flou est artistique… La coque du Jasmine Knutsen n’est plus rouge mais sombre, comme les grues, le ciel, l’eau des bassins, le bitume. On se retourne encore ; dans cette impasse mal éclairée, on reste dans la voiture, les coudes en appui sur la vitre ouverte, en se persuadant qu’il s’agit simplement d’être plus stable. Mais alors pourquoi laisser le moteur tourner ? On rentre vite.
Le lendemain, direction La Baule-les-Pins, la plage et les souvenirs. De la place des Palmiers, on ne voit que le ciel, la mer n’apparaît que dans les derniers mètres de l’avenue Lajarrige, à la hauteur de la librairie, qui vendait des Malabars à l’orange, qui ne les vend plus. Il suffit de fermer les yeux pour que des odeurs de crème solaire flottent dans l’air d’hiver. De petits bateaux en bois à la voile de tissu tanguent entre les vagues. Des avions en plastique tenus par des petits garçons en maillots de bain minuscules frétillent au bout du lien qui les retient, puis s’envolent vers les balcons abandonnés. La crêperie « A la ville de Quimper » a changé de nom depuis plusieurs années. A une époque, que l’on hésite à préciser, les meilleures crêpes du monde ont été servies ici. Aujourd’hui, l’endroit est gentiment occupé par les chats et la recette a changé. Et pourtant, à la première bouchée, on croit la reconnaître, comme si le cerveau se forçait à entretenir l’illusion si lointaine. On croit et puis non. Retour à la place des Palmiers, où les restes d’enfance sont maintenant inaccessibles, protégés par un digicode. Surtout, ne pas aller au parc des Dryades. Le vent doit y souffler dans les pins. Le vent dans les pins.
Au Croisic, le soleil inonde le petit chantier naval et le printemps la joue soudain au bluff. Juste le temps de marier les couleurs des coques peintes au bleu du ciel dans le viseur et les nuages reviennent en courant, bientôt suivis par la bruine. La journée se poursuit à La Turballe, où l’on reprend des forces grâce au café sur la terrasse chauffée et au sourire de la serveuse. Mais la pause a ses limites, on a dit qu’on partait faire des photos et l’on continue donc à arpenter, en direction du port. Deux chalutiers rentrent en surgissant du brouillard qui part maintenant à l’attaque de la côte. L’Arlequin s’amarre après deux semaines de mer, les cales pleines de poissons, les hommes salés, fatigués. Le déchargement prend de très longues minutes, malgré l’aide des quelques badauds, anciens marins ou touristes égarés et maladroits. L’équipage est usé mais il faut encore attendre pour retrouver la maison, même si déjà, le portable sonne au fond du ciré.
Le dernier jour, on décide de longer l’estuaire sur la rive gauche, depuis le pont de Saint-Nazaire ; on fait Saint-Brévin, on fait Corsept, on fait Paimbœuf. Juste en face, la raffinerie de Donges impose ses fumées douteuses aux nuages bas, attirés près du sol par ces ersatz vociférant sans bruit. Le spectacle est incroyable. Incroyable, cet enchevêtrement de tuyaux rouillés, de cuves immaculées, de cheminées annonçant la couleur du danger. Incroyable, cette vie qui se poursuit dans le voisinage, comme si. On déclenche sans compter depuis le chemin creux où l’on est installé, guettant les variations de la lumière, les trouées claires dans les masses sombres et mouvantes. Il faudra qu’on revienne pour s’approcher du monstre, l’écouter respirer au plus près, photographier son odeur. Il faudra qu’on revienne mais pour l’instant on rentre, on roule sur le ruban gris. Heureux d’avoir fait, un peu, l’histoire au bout de la Loire.
Turquois (Blog - Flickr)