Magazine Cinéma
La vie de cinéphile est jalonnée de choix cruels à faire, de séances alléchantes qui s’offrent et entre lesquelles il faut trancher. Certains me diront « Genre, devoir choisir entre Taken 2 et Resident Evil 17 au cinéma ? », à quoi je répondrais « Genre, mais pas vraiment, non ». Ben Affleck ayant réalisé deux petites bombes en guise de premier et second film derrière la caméra, Argo figure naturellement parmi mes films les plus attendus de l’automne. Des mois que je l’attends, et les échos arrivés des festivals de la rentrée, Telluride et Toronto, n’ont rien fait pour diminuer ma forte envie de voir la troisième réalisation du monsieur.
Alors forcément, quand j’ai découvert, en feuilletant mon Pariscope un mercredi matin comme les autres, qu’Argo allait être projeté à l’UGC Ciné Cité Les Halles un mois avant sa sortie française, calée début novembre, en présence de Ben Affleck himself, mon sang n’a fait qu’un tour. « Ouuuuh pinaise, en v’la une que tu vas pas rater David » m’a soufflé Homer (oui, Homer Simpson me parle parfois…). Du moins l’espérais-je, jusqu’à ce que je voie le jour où aurait lieu cette avant-première : lundi, 19h45. Une bonne douzaine de noms d’oiseaux me sont passés par la tête à cet instant, et au moins un a dû traverser mes lèvres. Évidemment, il fallait que cela tombe ce soir-là. Le soir où j’avais déjà un rendez-vous alléchant sur grand écran, un rendez-vous d’autant plus alléchant qu’il était inattendu et rare. Voir dans une salle de cinéma la captation de Frankenstein, la pièce de théâtre mise en scène par Danny Boyle et jouée il y a quelques mois sur la scène londonienne.
J’aurais pu ne pas m’intéresser plus que cela à du théâtre filmé, si Benedict Cumberbatch n’était pas l’une des deux têtes d’affiche de la pièce adaptée de l’œuvre de Mary Shelley. Depuis que je l’ai découvert dans la nouvelle mouture de « Sherlock Holmes », je suis avec beaucoup d’intérêt la carrière de l’anglais, et si j’ai pu le voir ces derniers mois dans « La taupe » ou « Cheval de guerre », la perspective de le voir jouer sur scène, même si seulement sur grand écran, me semblait incontournable. La particularité de ce Frankenstein version Danny Boyle, c’est que d’un jour sur l’autre, selon les représentations, les deux comédiens se donnant la réplique échangeaient leurs rôles. Un soir, Benedict Cumberbatch incarnait le Docteur Frankenstein, le suivant, il se glissait sous les traits de sa créature, pendant que Jonny Lee Miller, révélé il y a plus de quinze ans au cinéma dans le Trainspotting de Danny Boyle, enfilait l’autre costume.
Oui bon, j’en entends dire « Jonny Lee Miller ?? », et effectivement depuis Trainspotting, celui-ci n’a pas eu une carrière des plus excitantes, et la perspective de le voir jouer la créature de Frankenstein me laissait craintif. La bonne nouvelle, c’est que le National Theater Live, qui retransmet donc aux quatre coins du monde dans des salles de cinéma quelques pièces jouées au National Theater londonien, avait fait le choix judicieux de proposer les deux versions à deux dates différentes. Un soir, la version avec Jonny Lee Miller en créature, et un autre soir la version avec Benedict Cumberbatch en créature.
Je n’ai pas hésité bien longtemps sur la séance à choisir, et lorsque la nouvelle de l’avant-première d’Argo est tombée, j’avais déjà acheté mon billet pour Frankenstein le même soir, avec Benedict Cumberbatch en créature, au Gaumont Parnasse. Sur Paris, tous les cinémas Gaumont proposaient la projection de la pièce, il n’y avait qu’à choisir. Je m’attendais à trouver de nombreux amateurs de théâtre, alléchés à la perspective de voir une pièce londonienne sur grand écran avec sous-titres français, mais lorsque j’ai mis le pied dans la salle – de taille moyenne – je l’ai trouvée fort peu fréquentée. Certes nous étions à un bon quart d’heure du début de la projection, mais lorsque finalement la lumière s’est éteinte, moins de 70% des fauteuils avaient trouvé preneurs.
La projection a commencé par une présentation du programme de retransmission des pièces du National Theater sur grand écran, avant de partir dans les coulisses de la pièce qui nous intéressait tout particulièrement, Frankenstein, et d’apercevoir Danny Boyle au travail en répétitions avec ses comédiens.
C’est la première fois, me semble-t-il, que j’assiste à la représentation d’une pièce sur grand écran, dans le confort d’une salle de cinéma. Lorsque nous nous sommes enfin trouvés projetés dans la salle du National Theater, ce ne fut pas loin d’être magique. La scène rappelle presque les théâtres antiques romains, circulaire, avec le public la dominant telle une arène, du moins un tiers d’arène. Au plafond, un gigantesque lustre composé de dizaine de petites lumières et posant d’emblée une atmosphère étrange.
Victor Frankenstein, l’homme concevant la créature immortalisée de nombreuses fois au cinéma, est quasi invisible pendant toute la première moitié de la pièce, qui se focalise entièrement sur sa création. Danny Boyle et son auteur projettent la créature sur scène de façon organique. C’est presque un accouchement auquel nous assistons, suivi par une prise de repères, un corps à apprivoiser, un ballet bestial de cet homme monstrueux qui découvre la vie. Les dix premières minutes sont des pas, des chutes, des sons, des cris. La créature devient homme dans cette première partie de la pièce, découvre les mots, la réflexion, et prend vie jusque dans l’intelligence et l’amertume.
C’est un numéro d’acteur incroyable réalisé sous nos yeux par Benedict Cumberbatch. Il est fort et fragile à la fois, imprévisible et impressionnant, il semble capable de tout. Je me demande bien ce que peut bien en faire Jonny Lee Miller de son côté. Celui-ci arrive au bout de 45 minutes sous les traits de Frankenstein, et il s’en sort étonnamment bien en scientifique tiraillé entre le dégoût de sa création et sa soif de reconnaissance.
La mise en scène de Danny Boyle est intense. De ces lumières au plafond qui font battre un pouls au cœur de la pièce, à ce socle tournoyant d’où jaillissent décors et personnages et qui donne un mouvement et une densité étonnante à la scène, on se trouve happé. La caméra nous permet par ailleurs de rester au plus près des acteurs, de chaque souffle, chaque regard fou, chaque goutte de sueur qui perle de leurs visages (des litres). Mais parfois ce sont les scènes les plus simples qui sont les plus fortes, comme ces échanges entre la créature et un vieil aveugle qui le prend en amitié et lui apprend à penser, à lire, à s’exprimer, tente de le diriger vers sa part d’humanité sans parvenir à l’affranchir de sa crainte et de sa bestialité.
Les applaudissements ne se firent pas entendre qu’à l’écran lorsque la troupe vint saluer. Je serais presque curieux de découvrir ce que la pièce devient lorsque les comédiens inversent leurs rôles (projections lundi 22 octobre…). Mais une chose est sûre, je ne regrette pas le moins du monde d’avoir manqué la venue de Ben Affleck pour Argo. D’autres occasions de voir Affleck ou son film se présenteront sûrement à l’avenir. Voir Benedict Cumberbatch en créature de Frankenstein de la scène à l’écran, c’était probablement ce soir-là ou jamais.