Opéra en trois actes avec ouverture, intermède et final
[après jambon persillé, truite et gigot … salades, fromages et desserts !]
par Chambolle
Intermède : Salades et fromages
La délicatesse des mets et la bonté des vins, ont plongé vos convives à un état proche de la félicité. Une aimable tolérance règne autour de la table. Votre gendre n’a pas sourcillé quand vous avez autorisé vos petits-enfants à courir dans le jardin, pour y chercher les babioles qu’ils n’ont pas encore su y trouver. Votre soeur vous a épargné le récit de son dernier voyage au nord du Ténéré. Denis n’a pas attaqué Sarkozy et Elisabeth ne l’a pas défendu. Personne n’a invoqué l’autorité du Dalaï Lama ni celle de Benoît XVI et nul ne s’est avisé de déplorer la décadence des mœurs ou la tyrannie du conformisme. Bref vous avez su conduire la conversation avec assez d’humour et d’adresse pour éviter qu’elle ne dégénère en un de ces affrontements sans merci qui, outre des suites imprévisibles et parfois catastrophiques (pensez aux Atrides), ont pour conséquence immédiate de gâcher le meilleur des repas. Comme le vôtre est parfait, avouez que ce serait dommage.
Pourtant voici venir le moment de tous les dangers. Celui où un rien peut tout faire basculer. Celui qui, tel le diable dans les détails, se glisse dans les temps morts d’un service. Dans le calme trompeur qu’apporte la presque satiété, un mot, un seul, peut déclencher la tempête. C’est pourquoi, vous avez tout préparé pour, qu’après le gigot, arrivent immédiatement sur la table trois salades différentes. Pourquoi trois ? Parce que, comme la France de Braudel, la salade et sa sauce se nomment diversité et qu’il n’y a aucune raison de ne pas en profiter. La laitue d’hiver est croquante à point, rien ne lui va mieux qu’une simple vinaigrette. La mâche qui mérite bien son surnom de doucette s’accommode d’une sauce teintée d’huile de noix et relevée d’un soupçon d’ail. Quant aux solides pissenlits, vous les aurez attendris en les assaisonnant à l’avance d’un mélange mi-parti huile et vinaigre. Il suffit à ce trio de paraître et une joyeuse animation fait oublier à l’un le ragot qu’il s’apprêtait à débiter sur les frasques présidentielles, ce qui n’aurait pas manqué d’ouvrir les hostilités entre Elisabeth et Denis, et à l’autre sa question sur la fiabilité des guides touaregs après laquelle il est certain que, sous la conduite de votre sœur, vous auriez entamé une longue traversée du désert. Au lieu de cela, l’autre remue la mâche et l’un fatigue la laitue. Vous vous êtes réservé les pissenlits sur lesquels vous faites tomber une poêlée de lardon frits dans une huile de bonne tenue. Résultat : jets de vapeurs, exclamations diverses et rappels du temps passé quand, dans les prés au bord de la Saône, vous alliez, sous la conduite paternelle, cueillir les pieds de dents-de-lion en sélectionnant ceux qui poussaient dans les taupinières (ils sont plus tendres). Ensuite chacun choisit, ou ne choisit pas, sa salade qu’il arrosera d’eau fraîche et pure. Alors la conversation repartant sur de nouveaux frais vous êtes tranquille jusqu’au dessert et même au-delà.
Soyons francs. La plupart des douceurs traditionnelles de mon pays d’origine ne m’enthousiasment pas. Peut-être parce que, pâtissier malhabile, je suis incapable de réussir les corniottes, ces beignets tourmentés blanchis de sucre cristallisé ou les millets, ces flans épais liés à la farine de maïs et qu’on parfumait d’une gousse de vanille. Quant au rigodon, il est et restera, sans doute, un nom magique dont je n’éluciderai jamais le mystère. Il y aurait bien la ressource des galettes mais, depuis que la Denise, la femme de mon parrain, a fermé sa chambre à four, j’ai renoncé à retrouver le goût de ces tartes, larges comme des roues de brouette, qu’elle garnissait, selon l’humeur et la saison de prunes, de poires ou de ces petites pommes d’hiver qui mettent des mois à mûrir et qui ne sont bonnes que ridées. Mais l’heure n’est ni aux regrets, ni aux lamentations. Le passé n’est plus ! Que cela ne nous coupe pas ce qui nous reste d’appétit.
Abandonnons donc, pour un moment la Bresse et la Bourgogne. Nous y reviendrons tout à l’heure pour chercher ailleurs notre salut. D’abord, il existe toujours des artistes du feuilleté, des virtuoses du sucre filé et des maîtres es pâte à choux. Il n’est pas interdit de faire appel à leur talent. J’y ai recours assez fréquemment. Rien n’est charmant comme un assortiment de petits-fours disposés avec art et en nombre suffisant pour que personne n’éprouve le besoin de se livrer à un rapide exercice de calcul mental à seule fin de savoir s’il lui faudra limiter sa consommation et garder sa réputation d’honnête personne ou passer pour un goujat et satisfaire sa gourmandise. Ces spécialistes offrent aussi aux amateurs des compositions dont l’aspect est des plus alléchants. Bien que portant, parfois, des noms un peu inattendus, elles offrent souvent de très agréables surprises.
Mais aujourd’hui c’est Pâques ! Vous avez décidé, et vous avez bien raison, de garder à votre repas l’air de rusticité, de naturel et de joie candide qui convient aux premiers jours du printemps. Votre dessert se doit donc d’être simple sans être fade, léger sans être superficiel et assez abondant pour que chacun puisse y trouver son bonheur sans craindre de léser son voisin. Que diriez-vous d’une grande jatte de mousse au chocolat réalisée dans les règles de l’art (chocolat noir, œufs –un blanc pour 40 g de chocolat et un jaune de moins qu’il n’y a de blancs– , beurre 30 à 40% du poids du chocolat- le tout très frais, très peu de sucre et une pincée de sel) que vous accompagnerez de brioches tiédies au four et d’un saladier de fraises de Provence (elles sont excellentes cette année à condition de ne pas les noyer d’eau). Je crois me souvenir, mais je peux me tromper, que nos fraisiers sont le produit d’un métissage entre des plants venus d’Amérique et les fraises indigènes. Cette origine commune expliquerait l’accord entre nos garriguettes et le produit du cacaoyer. Quant à la brioche dont, depuis Marie-Antoinette, la réputation n’est plus à faire, elle enveloppe de sa douceur feutrée ce que la fraise à de trop acide et le chocolat de trop amer. Pour arroser le tout, et si l’eau ne vous convient pas, sacrifiez quelques bouteilles d’un champagne brut mais non brutal (c’est l’occasion de montrer à votre descendance comment un véritable amateur sait ouvrir un flacon de cette pétillante boisson, et de démontrer, par la même occasion, que votre gendre a encore beaucoup à apprendre). Levez votre verre au printemps et à la jeunesse. Contemplez, avec l’attendrissement qui convient, les traces qui machurent (en Bressan dans le texte) les joues de vos petits-enfants. Appréciez qu’Elisabeth convienne que Ségolène n’a rien d’un tribun pendant que Denis reconnaît que Nicolas est un peu trop imprévisible. Promettez, dans des termes assez généraux pour autoriser une prudente retraite, d’accompagner sœur et beau-frère dans leur prochain treck. Enfin, l’œil légèrement embué par une émotion bien compréhensible buvez une gorgée de champagne avant de croquer une fraise préalablement trempée dans le chocolat le tout accompagné d’une bouchée de brioche. Dehors, la pluie a momentanément cessé de tomber. Le soleil risque un rayon. C’est juste une lueur, un instant. Il ne durera pas, mais il a existé et c’est déjà beaucoup.
Final :
Sur la table desservie et désertée ne restent que des miettes.Les moineaux en profiteront quand votre fille, sortant sur la terrasse, secouera la nappe des grands jours comme avant elle sa mère, la votre et ainsi de suite depuis l’invention du tissage. La jeunesse, de dix-huit mois à quatorze ans, se livre à l’extérieur ou à l’étage, à des activités aussi désordonnées que bruyantes. Vous n’en saisissez, et c’est heureux, que des échos assourdis. Bien que votre filleul ait tenté à plusieurs reprises de vous convaincre qu’il était temps de passer aux machines à espresso made in Switzterland, vous êtes resté fidèle aux préceptes de Brillat-savarin et vous préparez votre café à la Du Belloy. Seule concession à la modernité, vous avez remplacé la chaussette par un filtre en papier et la casserole sur la cuisinière à bois par le réservoir de votre cafetière électrique. Un borborygme significatif vous avertit que l’opération est arrivée à son terme. Vous faites mine de vous lever, mais votre fille vous a devancé et c’est elle qui verse dans les tasses votre arabica préféré. Vous le sirotez à petites gorgées non sans rire intérieurement de la mine de votre beau-frère contraint de partager avec sa femme une tisane à la fois biologique, artisanale et traditionnelle ramenée d’Amazonie ou d’Afrique centrale (vous ne savez plus très bien) dont votre sœur, qui en a toujours sur elle une pochette remplie, vante, sans aucun succès les nombreux mérites. Prévoyant, vous avez disposé sur la table basse des flacons que la Faculté condamne et que le Ministère de la santé, les Caisses de Sécurité sociale et les ligues antialcooliques poursuivent de leur vindicte. Il y a là, une vieille prune offerte par votre parrain, un Calvados ramené d’un séjour dans le Cotentin, un Armagnac cadeau de votre ami Robert et cette bouteille de Mirabelle qui est tout ce qui vous reste de la cave paternelle. Décidé jusqu’au bout à sacrifier aux usages, vous avez eu soin de préparer « du doux pour les dames » sous la forme de cerises en bocaux, d’une eau de coing en provenance directe de votre terre natale et d’une liqueur de Cassis dont la recette a été découpée dans un numéro, datant de 1931, de Lisette, publication catholique destinée aux jeunes filles de bien avant Vatican II. Respectueux du code de la route et soucieux de ne pas contribuer à l’aggravation de l’insécurité routière, vous interdisez la consommation de ces liquides à celles et ceux qui devront conduire. Les autres sont libres de leur choix. Que l’on préfère un esprit pour déterger ou une huile pour adoucir, la valeur d’un dé à coudre suffira bien terminer l’aventure de ce déjeuner de Pâques auquel, en dégustant l’ultime gorgée de la prune de mon parrain, que je mets, ici, point final.