La figuration, entant que tel, n’est pas un enjeu. On saurait
représenter à peu de frais quelque chose de reconnaissable et, en insistant un
peu, atteindre un réalisme poussé qui donnerait l’illusion plus ou moins de se
retrouver devant un cliché photographique. Il faut une main docile, quelques
rudiments techniques et une observation patiente de ce que l’on veut figurer. Partant
d’une photographie pour modèle, ce serait cocasse que de se retrouver à
dupliquer par les moyens laborieux de la peinture une image qui, elle, est un
produit mécanique. Il y aurait là quelque chose de gentiment absurde. Enfin,
l’idée n’est pas là. Il ne s’agit pas de prouesse manuelle, de virtuosité. Le
tableau n’est pas la simple matérialisation appliquée de quelque chose qui nous
serait donné. Sinon, autant en confier la réalisation à d’autres ou à
quelconque mécanique. La chose que l’on tient déjà, ne serait-ce qu’en pensée,
ne porte plus l’enjeu de sa découverte. En fait, l’espace arbitraire que l’on
trace par le format est un espace de pensée, une scène comme l’auront dit les
théoriciens de l’action painting. Non
pas que la toile ne fasse qu’enregistrer par la trace les mouvements de celui
qui s’y est confronté, mais elle est le lieu ou la peinture se pense en acte,
où elle se formule. Le projet qui guide le geste n’est la plupart du temps
qu’une chose vague, entrevue, pleine de zones d’ombre. Tout est à faire, face
au tableau. (…)Tu as remarqué d’ailleurs les allés retours, les repentirs, le
flottement des formes et des couleurs tout le long du travail : rien
n’était établi, prémédité. Tout était à essayer. Tu as constaté les longs moments d’attente à scruter assis, les bras
pliés, la surface de la toile, les rapports qui s’ajustent, les accidents à
considérer. Comme à démêler de l’œil l’amas confus, informe qui se brosse. Je
te dirais que c’est le plus fatiguant, le plus éprouvant nerveusement et le
plus excitant aussi : on imagine le vieil Hugo aux prises avec ses taches,
imaginant ce qu’il pourrait en tirer. Souvent on n’y voit rien, c’est confus ou
trop évident. On enregistre les modifications possibles, mentalement, essaie de
les tenir dans l’œil suffisamment pour
avancer mentalement. Les possibilités se croisent, avec leurs enchainements
particuliers, on revient mentalement à la précédente et le choix de cette
direction détermine un premier geste à l’origine de l’enchainement. On se lève,
prépare son mélange et s’en va tracer. A peine un geste que l’on revient
s’asseoir, mesurer ce qui a changé dans les rapports entre chaque élément.
C’est ça dix fois, vingt fois, cent fois. Moi c’est souvent que je perds la
chaine imaginée, appelé ailleurs par ce qui se passe ou distrait par le fait de
faire et qui hache la pensée. J’oublie de regarder la carte que je m’étais
tracé, l’égare, alors je me perds pinceau à la main en faisant cent détours, en
empruntant dix impasses.(…)Quand tu me demandes ce que je cherche à peindre à travers ces figures
urbaines, je te dis que c’est une présence. Lever une présence, donner une
certaine densité à l’image, une épaisseur, toute en maintenant une certaine
manière d’évidence. Tout le travail que tu vois, puisqu’il n’est pas organisé
par la simple figuration fidèle, est un travail d’épaisseur. Ça raisonne avec
le fond du ventre, pas simplement avec l’œil ou la tête. Sans doute que l’image
est là pour ça : aborder ; après, ce n’est qu’un prétexte, ou qu’un
outil. (…)Si je n’ai pas une certaine maitrise ou assurance maintenant à force de
tracer ces images semblables ? Regarde comme je rate, comme je bute, comme
je suis perdu presqu’un tableau sur deux. Parfois un tableau se fait presque
trop facilement et je crains alors de m’être répété, d’avoir réalisé une
évidence. (…)Oui, il arrive régulièrement de nouvelles choses. Je trouve un geste de
peinture, un accord de couleur jusqu’ici jamais tenté, une manière de composer
l’ensemble. C’est plus manifeste encore sur cette petite série que tu vois à
gauche et qui consiste à répéter inlassablement et de mémoire un même motif
ordinaire. Cela tient de l’expérience, je ne sais rien d’avance, mais j’essaie
de voir si chaque fois il se passe autre chose et jusqu’où je peux tenir
l’affaire. (…)Que je souhaite enlever tous les détails qui font signe, qu’il n’y ait
jamais aucune présence humaine est pour moi une manière d’éviter toute
anecdote. Je dis, je ne veux pas raconter d’histoire, pas d’un tableau à lire,
mais davantage installer un rapport de contemplation. Tu me dis que mes
tableaux racontent quand même, mais moi je crois que c’est nous qui nous
racontons des choses depuis les tableaux, mais qu’eux ne disent rien qu’une
présence évidente et muette. Quand tu me demandes si peindre un portrait ne
serait pas pareil à peindre un bâtiment, je ressent que non. Sans bien pouvoir
expliquer. Le visage sonnerait faux, artifice, du fait qu’il s’agit d’une
réalité vivante. Le mur me semble mieux convenir. Je te raconte comme les
photographies anciennes du fait de long temps de pause ne fixaient que le décor
traversé ça et là et silhouettes fantomatiques et que c’est e qui se donne à
moi comme une évidence, le sujet c’est l’alentour vide que l’on aborde. (…)