Source : Mediapart 15/10/2012
Imagine-t-on un cap qui déboussole, une pensée qui se forme sur le bout de la langue, tout de suite, sans suite dans les idées, histoire de mettre l’eau à la bouche, et avec en tête tout pleins de moments, mais pas de temps autre que la vie dont on ne voit pas le bout.
Suffit (souvent) de s’aviser d’un livre de poèmes pour percevoir dès son titre d’œuvre cette autre horlogerie du temps. Et si ça ne pèse pas lourd (en principe), un livre de poèmes, c’est que dedans, le monde y est comme en apesanteur ; baromètre des mots fracassé sur les parois de puits de temps où le langage circule en écho, où il se fait jour seulement quand on touche le fond pour mieux remonter.
Car le titre du livre de poèmes, lui, brille encore de toute cette nuit en sommeil d’où il a été tiré. Surtout, dès le titre on peut deviner un courant de sensibilité, d’écriture, et plus encore. C’est ce qui est passionnant avec le poème : cette façon unique de savoir d’emblée se situer face à un art, en tant que pratique, en ne racontant pas d’histoire autre que celle de son implication intellectuelle, affective, à chaque ligne brisée car débordée par la vie telle qu’elle s’y réfléchit, mouvante, hors cadre, non mortelle encore.
Deux exemples, en forme d’aperçus.
Là qui reste, de Jean-Claude Schneider, vient de paraître aux éditions Fissile. Lié à la revue L’Éphémère (1967-1973) publiée sous la houlette d’Yves Bonnefoy, Philippe Jaccottet, Jacques Dupin, André du Bouchet, l’auteur doit être plutôt rattaché à ces deux derniers, en ce qu’il pointe (« là ») entre les mots la matière même, « qui reste », dévoilée par une certaine peinture non figurative. Une poésie inapaisée, disloquée :
ils
levés
pour la salutation du jour
face au vent d’autant plus acéré que
déjà comptés
leurs pas qui tremblent dans la poignée d’heure
s’éloignant
ruminent
l’éblouissement d’ici
Nul lieu où arrimer le poème, nulle présence à soi qu’entre parenthèses :
Parenthèse
tu vois deux vieux hommes couchés qui
à mots nus durs luisants de
vie de mort
conversent
récitation de noms allés se perdre
comme
bleu il a dû être à ces premiers regards
où nul œil blanc crevé ne
les regarde
Le poème de Jean-Claude Schneider s’inscrit dans une veine importante de la poésie de langue française, attachée à montrer toute une part manquante dans les mots qui s’échangent, au travers de toutes sortes de résistances dans l’écriture (lexicales, syntaxiques), sans échappée philosophique, mais faisant écho de tout son silence à la question du « contenu » du message que délivre toute langue.
Édith Azam a publié récemment Mercure, aux éditions Al Dante, et précédemment à l’Atelier de l’agneau Du pop corn dans la tête. De ce dernier livre, voici les premières improvisations, imitatives et phonétiques, où dans la lignée de la « poésie action », la parole est autant adressée à soi-même que tournée vers un auditoire :
Dimanche
depuis dix jours je me dis
devrais faire un effort
Sauf qu’aujourd’hui on est dimanche
et qu’impossible le dimanche
de faire croire
qu’on fait l’effort…
Du pop corn dans la tête se lit comme un roman (déjanté) où l’auteur enchaînerait réussite sur réussite avec des mots retournés comme des cartes en bataille sur la planche de vivre :
L’effort toujours pas là
j’ai dû l’enterrer sous la terre
un beau jour sans savoir :
On n’a jamais idée
de tous les efforts qu’on enterre
Moi si j’avais petit lopin
ferais pousser des patat’s,
mais des efforts.
Y en a tant des efforts sous terre
que paraît…
Paraît faudrait
que j’aille en désenterrer un :
que j’fass’ l’effort
d’aller creuser ma tombe…
Y a franchement des trucs qui m’échappent…
La dérision y est maintenue à l’égal du poids de la détresse dont on ne se déleste pas :
il dit que je f’rai bien
de fair’ de l’XXXZZZRRRcice
Moi trouv’ le mot trop compliqué
des mots pareils c’est la torture
c’est bon pour se défigurer
Pffff…
Ça m’stresse le langage
ça m’stresse…
C’est qu’il y a beaucoup d’échecs dans ce jeu de bataille d’Édith Azam, des échecs de la vie qui suscitent autant de reprises, d’essais de voix pour vivre.
Car si cette parole se transmet avec tant d’urgence à la dire, c’est parce que l’on reste, ici aussi, sans réponse formelle devant ce qu’elle énonce, suspendu à ses mots.
Jean-Claude Schneider, Là qui reste, Fissile, 230 p., 20 euros (voir ici).
Édith Azam, Du pop corn dans la tête, L’Atelier de l’agneau, 15 euros (ici) ; Mercure, Al Dante, 15 euros (ici). Pour écouter Édith Azam, voir ce lien.
En ouverture de ce billet, en illustration du « puits sans fond où brille l’étoile » photo de L’Enfance d’Ivan (1962), film d’Andreï Tarkovski.