La censure, le communautarisme religieux et le déshonneur

Publié le 16 octobre 2012 par Savatier

Dans mon papier du 29 septembre dernier, j’avais évoqué, entre autres, une œuvre marquante de l’artiste marocain Mounir Fatmi, Save Manhattan 01, qui avait été reproduite dans l’intéressant livre d’art de l’historien libanais Gregory Buchakjian, War and other impossible possibilities. L’article s’achevait par une interrogation sur « la place qui sera consentie à la liberté de création des artistes par les nouveaux pouvoirs politiques [issus des révolutions du Printemps arabe] ». Dans un autre papier, publié le 9 juillet précédent, j’avais également écrit : « Les artistes de la rive Sud de la Méditerranée, bien plus rapidement que les intellectuels français toujours enclins à l’angélisme, ont pris conscience que le Printemps arabe pouvait fraîchir en hiver islamiste. Sans doute tentera-t-on de les museler ; qui, alors, portera leur voix ? »

Implicitement, cette question rhétorique appelait une réponse : la France se devait, conformément à sa tradition, d’accueillir sur son territoire les artistes arabes victimes des menaces d’islamistes radicaux dans leur pays d’origine afin de garantir leur liberté d’expression. Or, les deux actes affligeants de censure qui viennent de viser des œuvres de Mounir Fatmi laissent entendre que, malheureusement, une France timorée (qui ne saurait se confondre avec la France) n’entend pas leur garantir cette liberté dès qu’un groupuscule communautariste avance une protestation, voire, ce qui est encore plus consternant, afin de prévenir une éventuelle protestation.

Le premier cas de censure eut lieu à Toulouse, dans le cadre du festival de création contemporaine intitulé « Printemps de septembre », le 2 octobre dernier.  L’artiste y présentait une installation vidéo appartenant au musée de Doha (Qatar), Technologia, qui consistait en une projection, sur le trottoir du Pont-Neuf de Toulouse, de cercles inspirés des Rotoreliefs que Marcel Duchamp avait montrés à Paris en 1935. Au centre des cercles, figurait une calligraphie de versets du Coran et de hadiths. Cette installation devait fonctionner durant deux fins de semaine (les 28 et 29 septembre, puis les 5 et 6 octobre) et un dispositif avait été prévu pour isoler du flot des passants le sol où apparaissaient les images. Or, le système de projection semble s’être déclenché inopinément le mardi 2 octobre. Il serait sans doute intéressant qu’une enquête administrative détermine les conditions « inopinées » de ce déclenchement car un tel système se met rarement en route par erreur ou par accident et cet incident pourrait fort ressembler à une provocation. Emergerait alors l’habituelle question : à qui profite le crime ? Sûrement pas à l’artiste.

Car c’est précisément au moment où la projection accidentelle commença qu’une jeune femme, ayant remarqué que des piétons marchaient (sans intention délibérée de nuire, cela va sans dire) sur l’image, alerta plusieurs de ses connaissances qui, 30 minutes plus tard, formèrent un attroupement « de 80 personnes, parmi lesquels des jeunes habitants des cités toulousaines », selon divers articles de presse (notamment de Libération) tandis que des policiers prenaient place à proximité pour prévenir tout débordement. Toujours selon Libération qui rapporte le propos élégant d’un témoin qui ne s’en émouvait pas, une passante « a mangé une claque pour avoir refusé de passer à côté ». Une méthode digne des « polices morales » qui sévissent dans les théocraties, mais incompatible avec nos valeurs démocratiques. Si l’affaire ne dégénéra pas davantage, ce fut grâce à l’intervention conjointe de la police et d’un imam qui passait sur les lieux… fort opportunément.

A la suite, face à des menaces de manifestation lancée sur les réseaux sociaux, une réunion eut lieu à la mairie entre des représentants de la communauté musulmane et les élus. Des excuses et la promesse de prendre toutes les dispositions nécessaires à la protection des images projetées eussent normalement suffi à clore l’incident. Mais, contre toute attente, au terme de cette réunion, c’est le retrait de l’œuvre qui fut annoncé – décision officiellement prise par l’artiste. Comment en vouloir au plasticien d’avoir cédé devant la pression alors qu’il ne fut manifestement soutenu ni par les édiles, ni par les organisateurs de l’événement dont le rôle était pourtant, précisément, de défendre la liberté de création ! Une déclaration du directeur artistique du Printemps de septembre, Paul Ardenne, est à cet égard aussi édifiante que consternante : « Il est toujours bon de constater que la liberté d’expression se jauge à l’échelle des réalités » (Libération). En d’autres termes, dans une République laïque où le blasphème n’est ni reconnu, ni réprimé, la liberté d’expression ne se définit pas par la loi, mais par la pression d’une poignée d’individus, déterminée, agissante et non représentative d'une communauté, dont on jugera l’apparente radicalité sur une photo de Rémy Gabalda (AFP) publiée par L’Express en suivant ce lien. Cet appel au renoncement est plus qu’inquiétant et en dit long sur le courage des élus.

Mais les mésaventures de Mounir Fatmi ne s’arrêtent pas là. Une semaine après le retrait de Technologia, c’est l’Institut du monde arabe qui retira de son actuelle exposition Vingt-cinq ans de créativité arabe une autre œuvre, intitulée Sleep, une vidéo inspirée de « l’anti-film » éponyme qu’Andy Warhol réalisa en 1963, qui montrait, sur une durée de 321 minutes, le poète John Giorno dans son sommeil. Dans Sleep, Mounir Fatmi avait choisi de représenter l’écrivain Salman Rushdie en images de synthèse travaillées d’après photos. Cette œuvre, qui a récemment été projetée à Charleroi dans le cadre de l’exposition Intranquilités sans soulever la moindre protestation, a été jugée « trop sensible » vis-à-vis du monde musulman par les responsables de l’Institut du monde arabe (Le Figaro) ! S’il en est ainsi, ces derniers seraient bien inspirés de rebaptiser leur propre exposition « Vingt-cinq ans de régression française ». Car c’est bien de la régression de la liberté des artistes dont il s’agit.

Ces deux cas de censure soulèvent un certain nombre de questions. Pourquoi, en France, censure-t-on une œuvre qui ne fait pas scandale au Quatar, pourtant sourcilleux en matière de religion ? Pourquoi, en France, donne-t-on droit à une police anti-blasphème autoproclamée et non représentative ? Pourquoi, en France, à l’opposé de la Belgique, se prosterne-t-on implicitement, dans un établissement public, devant une fatwa inique visant un écrivain ? Dans les deux cas, il faut le rappeler, les œuvres concernées ne tombaient aucunement sous le coup de la loi. Sans doute, répondront élus et fonctionnaires en charge (s’ils ont la franchise de le reconnaître, car beaucoup refusent d’avouer, en pareil cas, leurs actes de censure et se réfugient derrière d’autres prétextes), pour préserver la paix sociale et éviter des débordements. Or, cet argument est à la fois signe de couardise et source de danger.

Signe de couardise, parce que la République laïque n’a pas vocation à céder à une minorité d’activistes intégristes, quelle que soit leur religion, la valeur non négociable de la liberté d’expression des artistes lorsqu’ils restent dans les limites de la loi. La loi est le fait du Législateur, non de la rue. Contrevenir à ce principe, c’est se déshonorer. La notion de sacré est trop subjective pour que quiconque (et en particulier les artistes) soit tenu de respecter les croyances des uns et des autres, diversement interprétées par les intéressés eux-mêmes, en s’interdisant de les utiliser comme thème de travail, de réflexion, de critique ou de satire. Souvenons-nous qu’en décembre 2005, dans la petite ville de Saint-Genis-Pouilly (Ain) où devait avoir lieu une lecture de la pièce de Voltaire consacrée au prophète Mahomet, le maire et le préfet soutinrent Hervé Loichemol contre les menaces intégristes et que la pièce fut jouée. Souvenons-nous encore qu’à Paris, cette année, les pièces de théâtre Golgota Picnic et Sur le concept du visage du fils de Dieu furent représentées, en dépit des manifestations des intégristes catholiques. Le courage et le respect de la loi sont là, et non dans la lâcheté qui consiste à sacrifier un créateur sur l’autel de la bien-pensance, des « bons sentiments » ou du maintien illusoire de la paix sociale, reconnaissant ainsi implicitement que les susceptibilités religieuses devraient être supérieures à l’expression artistique et aux valeurs républicaines.

Source de danger ensuite, car céder à des groupuscules communautaristes radicaux et non représentatifs ne fait que conforter ceux-ci dans leur volonté de prédation des libertés et les encourage à repousser plus loin les frontières de leurs revendications. Car ces organisations maîtrisent parfaitement l’art de tester la solidité des valeurs démocratiques pour mieux en exploiter les failles.

On ne s’attire pas les sympathies d’individus qui ne raisonnent qu’en termes de rapports de force et d’irrationalité en fléchissant devant leur pression, mais on s’en attire le respect en prouvant la fermeté de ses principes. La ville de Paris en a fait l’expérience : croyant amadouer des « associations familiales » proches des intégristes chrétiens, elle fit interdire aux moins de 18 ans la dernière rétrospective de Larry Clark. Les élus pensaient ainsi échapper à une plainte au titre de l’article 227-24 du Code pénal réprimant l’accès aux mineurs à des « messages pornographiques ». Or, loin d’apprécier ce signe de soumission, ces « associations » portèrent plainte, au titre de l’article 227-23, cette fois, relatif à « la représentation d’un mineur » lorsque l’image « présente un caractère pornographique ».

Qu’un artiste, qui plus est étranger invité par deux entités publiques, se trouve ainsi censuré sur notre territoire alors qu’il n’avait en aucun cas enfreint la loi et que le devoir de ces entités était de protéger sa liberté de créer est indigne. Le message ainsi transmis aux communautarismes ouvre un boulevard à d’autres revendications, censures et autocensures incompatibles avec la valeur de laïcité. Quant aux autres artistes étrangers, combien, désormais, accepteront d’exposer leurs œuvres en France et de prendre le risque de les voir retirées au dernier moment par la volonté arbitraire de décideurs frileux ?

« Je préfère commettre une injustice que de tolérer un désordre » : dans le contexte où il prononça cette phrase (le retrait des troupes françaises de Weimar en 1793), Goethe exprimait qu’il préférait laisser partir un éventuel coupable que de le livrer au lynchage d’une foule haineuse. Ce mot l’honorait. Ceux qui, interprétant ce même mot à leur manière, ont fait injustice à Mounir Fatmi pour prévenir un désordre hypothétique ont exactement agi à l’opposé du grand poète allemand et porteront une grande responsabilité dans les actes de censure à venir.

Illustrations : Delacroix, La Liberté guidant le peuple (détail) - Mounir Fatmi, Technologia (photo D.R.) - Mounir Fatmi, Sleep (© Mounir Fatmi).