Roi, Premier Ministre, un des symboles des non-alignés et de la francophonie,
père de l’indépendance cambodgienne, puis de l’unité cambodgienne, Roi-père, l’homme a eu la passion de la politique que la charge monarchique n’a pas favorisée au point de parfois s’en
dévêtir.
En octobre 2009, l’ex-Roi du Cambodge avait rédigé de sa main ce
petit mot : « Cette trop longue longévité me pèse comme un poids insupportable. ». Norodom Sihanouk s’est éteint dans la nuit du 14 au 15 octobre 2012 à Pékin, d’une crise cardiaque, alors qu’il y
était soigné pour un cancer et un diabète. Il allait atteindre 90 ans le 31 octobre 2012.
Sa disparition a eu lieu le dernier jour de Pchum Ben où les Cambodgiens honorent leurs ancêtres en famille
(un peu l’équivalent de la fête des morts chez les catholiques).
Cela faisait exactement huit ans, depuis le 7 octobre 2004 que Norodom Sihanouk s’était retiré des
responsabilités de premier plan en laissant l’un de ses fils, Norodom Sihamoni (59 ans), reprendre la fonction très honorifique de Roi du Cambodge.
Il faudra sans doute du temps pour bien analyser sa longue existence qui s’est associée à celle de son pays.
Pourchassé par les khmers rouges, allié des khmers rouges, opposant continuel du maître actuel du Cambodge qui est parti pleurer dès les premières heures à Pékin pour se recueillir devant son
cadavre, il a quitté un peuple jeune (60% de la population est née après 1979), qui l’a peu connu aux commandes mais qui croit savoir qu’il lui doit son unité et sa paix.
À la mort de Sisowath Monivong, Roi du Camdoge, le 24 avril 1941, le gouvernement français choisit son
petit-fils Norodom Sihanouk, qui n’a même pas 19 ans, pour lui succéder au lieu de son fils pressenti Sisowath Monireth. La France considérait qu’un jeune homme était plus facilement manœuvrable.
La situation était particulière : le Cambodge était sous protectorat français depuis le 5 juillet 1863 (avant, il était sous domination thaïlandaise). Pour l’anecdote, la dernière concubine
de Sisowath Monivong fut Roeung, une cousine de Pol Pot, qui fit périr, en même temps que plus de deux millions de compatriotes, Sisowath Monireth, exécuté en septembre 1975. Cinq des fils de
Norodom Sihanouk ont également péri durant le régime de Pol Pot.
C’est le gouvernement de
Vichy qui gérait le protectorat français mais le Japon a envahi l’Indochine (dont faisait partie le Cambodge) en septembre 1940 pour circonscrire la Chine. La signature d’un accord entre
l’amiral Darlan et l’ambassadeur japonais le 29 juillet 1941 permettait aux troupes japonaises de pénétrer au Cambodge, en proie également aux visées de la Thaïlande. Finalement, le 9 mars 1945,
l’armée japonaise occupa complètement le Cambodge et ordonna à Norodom Sihanouk de proclamer l’indépendance de son pays neuf jours plus tard. Sihanouk en profita pour prendre la tête du
gouvernement cambodgien et pour abroger quelques lois de modernisation que les Français avaient imposées à son pays (sur l’alphabet, sur le calendrier etc.). Cependant, il fut soupçonné de trop
aimer la France et les Japonais nommèrent le nationaliste Son Ngoc Thanh (qui détestait la France) auprès de lui, d’abord comme Ministre des Affaires étrangères en mai 1945 puis comme Premier
Ministre le 9 août 1945, quelques jours avant la capitulation japonaise.
Le retour des troupes française en septembre 1945 mit fin à ces débuts d’indépendance sur demande de Norodom
Sihanouk qui avait dépêché son oncle (Sisowath Monireth) pour cette mission. Son Ngoc Thanh fut jugé et condamné à l’exil à Poitiers (de 1946 à 1951) tandis que Sisowath Monireth devint Premier
Ministre le 15 octobre 1945.
Après un accord d’autonomie le 7 janvier 1946 et de nouvelles institutions le 6 mai 1947 qui établissaient un
régime d’assemblée, des élections législatives étaient organisées et Norodom Sihanouk se retrouvait à la tête d’une monarchie constitutionnelle. La division du parti majoritaire (parti démocrate)
et de la famille royale aboutit à la dissolution de la chambre le 18 septembre 1949. Les mains libres (sans assemblée), Sihanouk a pu ainsi négocier le 8 novembre 1949 l’indépendance partielle du
Cambodge dans le cadre de l’Union Française. Les nationalistes khmers gagnèrent les nouvelles élections et Sihanouk reprit la tête du gouvernement le 15 juin 1952 (il redissolut l’assemblée le 11
janvier 1953).
L’année 1953 fut antifrançaise pour Sihanouk qui n’arriva pas à convaincre le gouvernement français d’une
indépendance complète qui ferait barrage au Viêt Minh. Roi moderne, il alla à Paris puis à New York, fit beaucoup d’agitation médiatique pour faire avancer sa cause, s’est même mis en exil en
Thaïlande et gagna la confiance de son ancien adversaire Son Ngoc Thanh de retour de France. Finalement, le 9 novembre 1953, l’indépendance complète du pays fut proclamée. Sa reconnaissance
internationale eut lieu le 21 juillet 1954 avec les Accords de Genève, résultat de la volonté politique de Pierre Mendès France (dont on va fêter le trentième anniversaire de la disparition).
Le 2 mars 1955, il céda son trône pour se consacrer totalement à la
vie politique nationale. Il laissa donc la fonction à son père Norodom Suramarit, cousin de Sisowath Monivong. Le règne de celui-ci dura jusqu’à sa mort, le 3 avril 1960. Après un intérim de deux
mois assuré par Sisowath Monireth, Norodom Sihanouk reprit finalement le trône le 20 juin 1960. Auparavant, Sihanouk avait participé au mouvement des pays non-alignés le 19 juillet 1956 aux côtés
de Nehru, Nasser, Tito et Sokarno (Déclaration de Brioni).
Très subtil dans la politique intérieure, Sihanouk fit un virage international vers les pays communistes dans
les années 1960 afin de désamorcer les communistes cambodgiens. À cette époque, il réprima durement les khmers rouges. Le Cambodge s’éloigna donc des États-Unis et lorsque Sihanouk se rapprocha
de la Chine de Mao Tsé Toung et de Chou En-Lai, l’Union Soviétique s’éloigna. Sihanouk fut encouragé dans sa volonté d’éloignement des États-Unis lors de la venue de De Gaulle qui prononça devant cent mille personnes le célèbre discours de Phnom-Penh le 1er septembre 1966
où il condamna l’intervention américaine au Vietnam. Onze jours auparavant, Sihanouk accordait ainsi un satisfecit à De Gaulle : « Depuis le
retour au pouvoir du Général De Gaulle, la France accorde un soutien résolu à notre politique d’indépendance, de paix et de non-alignement, ainsi qu’à la défense de notre intégrité
territoriale. ».
Aidé d’un cousin de Sihanouk (Sisowath Sirik Matak), le général Lon Nol, qui était Premier Ministre depuis le
12 août 1969 et qui se déclarait l’ennemi des communistes, déposa Norodom Sihanouk le 18 mars 1970. Sihanouk s’exila à Pékin où il prit position en faveur des communistes du Nord-Vietnam et des
khmers rouges. Le coup d’État militaire avait pour but de combattre aux côtés des Américains et de pourchasser les khmers rouges. Lon Nol devint Président de la République cambodgienne du 4 juin
1972 au 1er avril 1975.
Les partisans de Lon Nol n’ont pas pu freiner l’avance des khmers rouges qui fondèrent le Kampuchéa
démocratique le 17 avril 1975 sous la présidence de… Norodom Sihanouk, revenu avec l’un de ses fidèles, Pen Nouth, à la tête du gouvernement, jusqu’au 4 avril 1976 où ils furent destitués (mais
Pol Pot avait seul le pouvoir réel). Premier Ministre du 6 mai 1971 au 18 mars 1972, Sisowath Sirik Matk fut d’abord évincé par Lon Nol puis exécuté le 21 avril 1975 par les khmers rouges. Entre
le 17 avril 1975 et le 7 janvier 1979, ce fut l’impitoyable régime de Pol Pot (Premier Ministre du 14
avril 1976 au 7 janvier 1979) qui coûta la vie à deux millions de Cambodgiens.
Les khmers rouges furent chassés du pouvoir par l’arrivée des troupes vietnamiennes le 7 janvier 1979. Heng
Samrin, ancien khmer rouge réfugié au Vietnam en 1978 pour échapper à sa liquidation, fut désigné Président du Cambodge du 11 janvier 1979 au 5 avril 1992 et dirigea à la fois l’État et au début
le gouvernement (jusqu’au 27 juin 1981). Le nouveau régime (toujours actuel) est proche du Vietnam et soutenu par la Russie (et avant l’Union Soviétique) tandis que la Chine soutenait les khmers
rouges jusqu’à la fin des années 1990 (la guérilla s’est arrêté avec l’arrestation du cruel Ta Mok le 6 mars 1999) et ne reconnaissait donc pas le régime provietnamien.
Le nouvel homme fort du Cambodge fut Hun Sen (il n’a actuellement que 60 ans) et est Premier Ministre du
Cambodge depuis le 14 janvier 1985 (à 32 ans). Après avoir rejoint Sihanouk pour combattre en 1970 le régime de Lon Nol, il s’éloigna du régime des khmers rouges en décembre 1977, craignant
d’être liquidé, et rejoignit le Vietnam. Revenu à Phnom-Penh avec les troupes d’Hanoi, il fut nommé Ministre des Affaires étrangères le 11 janvier 1979 (à 26 ans) jusqu’en 1985 où il prit la tête
du gouvernement. Toute son activité diplomatique avait pour but la reconnaissance internationale de son régime.
Pendant six ans, Hun Sen négocia avec Norodom Sihanouk pour trouver une solution politique au Cambodge. Cela
a abouti aux Accords de Paris du 23 octobre 1991 pour mettre fin à la guerre civile depuis dix ans entre les forces gouvernementales (Hun Sen) et les khmers rouges (Pol Pot). Furnt signataires
entre autres : Hun Sen, Norodom Sihanouk, son fils Norodom Ranariddh (chef des monarchistes), et Khieu Samphân, qui dirigea l’État sous le régime des khmers rouges du 5 avril 1976 au 7
janvier 1979.
Après le départ des troupes vietnamiennes, Norodom Sihanouk a retrouvé son poste de chef d’État le 23 octobre
1991 et redevint le Roi du Cambodge le 24 septembre 1993 pour un rôle surtout protocolaire et honorifique puisque c’est le gouvernement qui gouverne.
Malgré son échec électoral de 1993, Hun Sen parvint à rester à la tête du gouvernement en imaginant deux
Premiers Ministres le 2 juillet 1993, poste qu’il partagea avec Norodom Ranariddh.
Hun Sen perpétra toutefois un coup d’État le 5 juillet 1997 pour déloger Norodom Ranariddh, prêt à s’allier
avec Sam Rainsy (qui est l’actuel leader de l’opposition, en exil depuis 2010 après un harcèlement judiciaire) et avec les khmers rouges. Hun Sen exécuta plusieurs ministres et redevint unique
Premier Ministre à partir du 30 novembre 1998 à la suite d’élections législatives victorieuses.
Hun Sen reste l’homme fort du Cambodge, une nouvelle fois confirmé Premier Ministre par les élections
législatives du 27 juillet 2008. Il est considéré comme « parfaitement impitoyable et implacable, dénué de tout sens humain » par Lee Kuan
Yew, Premier Ministre de Singapour du 5 juin 1959 au 28 novembre 1990.
Épuisé par la maladie, Sihanouk abdiqua en faveur de l’un de ses fils, Norodom Sihamoni, qui fut investi Roi
du Cambodge le 14 octobre 2004. Son père a pris le titre de Roi-père.
Comme on le voit, l’histoire de Norodom Sihanouk est indissociable de celle du Cambodge pendant soixante ans.
Il a multiplié les fonctions de roi, de chef du gouvernement, de chef d’État, en exil, a mis sa famille (complexe) à des postes importants, a fait des alliances et des contre-alliances parfois
contre-nature, mais en fin de compte, a personnifié l’unité du pays auprès du peuple cambodgien et a assuré une certaine cohésion et stabilité politiques même si le régime actuel est très loin de
lui avoir été favorable et d’être démocratique.
Sans doute ce roi-père fut en partie responsable de l’absence de procès de Pol Pot (mort le 15 avril 1998) et
du procès tardif d’autres criminels khmers rouges responsables du massacre du quart de la population du pays. Les principaux responsables vivants de ce génocide, Khieu Samphân (81 ans), Ieng Sary
(88 ans), Ieng Thirith (80 ans) et Nuon Chea (86 ans), arrêtés en septembre et novembre 2007, ont été inculpés de crimes contre l’humanité, crimes de guerre et génocide, et ils n’ont pas encore
été condamnés (leur procès a débuté seulement le 27 juin 2011 !). Kang Kek Ieu alias Duch (80 ans) a en revanche été jugé et condamné à seulement trente ans de réclusion pour crimes contre
l’humanité le 26 juillet 2010 (dont onze déjà effectués), puis à la réclusion à perpétuité pour meurtres, tortures, viols et crimes contre l’humanité le 3 février 2012.
L’Histoire jugera Norodom Sihanouk …plus tard !
Aussi sur le
blog.
Sylvain Rakotoarison (16 octobre
2012)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Pol Pot, autogénocideur.