Dans ce recueil de nouvelles, Cédric Pignat ne parle qu'une fois de murènes.
Le personnage de Suivez-moi-jeune-homme, Valère, suit une belle inconnue. Il passe devant une terrasse où il se souvient d'avoir siroté un lait vanillé tout en lisant une revue géographique.
Les rires de trois adolescentes l'avait distrait de sa lecture et "lorsqu'il ramena son attention sur les pages glacées, des murènes guettaient, poissons sans écailles".
Qui sont ces murènes qui guettaient Valère? L'auteur ne le dit pas. Elles font partie du mystère qui enveloppe ces nouvelles au nombre de trente-un.
Les personnages sont pour la plupart des hommes, solitaires et dont l'esprit vague.
Celui-ci se dédouble et n'aime pas son autre lui-même. Celui-là est détenu et se rend compte qu'il n'est plus. Cet autre, au
bout de son errance, découvre sur une plage une amphore qui, débouchée, exhale un souffle qui éteint la lumière. Cet autre encore est le père d'un assassin assistant aux obsèques pluvieuses de la
victime. Un masque poursuit inlassablement un protagoniste, sans ciller, immuable, indistinct, et un autre masque regarde un autre protagoniste, de ses yeux blafards.
Certains de ces hommes pensent à une femme, qui à la femme qu'il va préférer à ses livres; qui à la femme qu'il néglige pour ses
livres; qui à la femme qu'il retrouvera dans son bain après avoir chiné chez un bouquiniste; qui à la femme inconnue qu'il désire et voudrait bien aimer; qui, alors qu'il est bien vivant, à la
femme morte qu'il n'a même pas su enterrer; qui à la femme qu'il a épousée et le surprendra toujours; qui à la femme lascive qui lui a ouvert son lit et auquel il laisse dans la coupelle un beau
billet bleu; qui à la femme vieillie qui dort à ses côtés pendant une nuit d'insomnie; qui à la femme qui porte réellement le prénom rêvé d'Ophélie.
Le sang coule et enivre des amantes qui jouent du scalpel pendant leurs ébats. Il est tiède et s'échappe du ventre d'un homme
qui a reçu un coup de couteau et se tord en contenant ses viscères. Il s'écoule du cadavre impur d'une jeune femme maigre et nue. Il déborde des mains de l'enfant qui essaie de contenir
l'hémorragie provenant de sa gorge: celui qui vient de le violer sauvagement l'a tranchée et la scène du crime se répétera, sous la plume d'un écrivain morbide, tout au long de vingt volumes
qu'on lira comme on a lu Sade ou Céline, mais qui ne remplaceront ni Proust ni Kafka.
Le roman vrai, insoupçonné, d'un père se déroule outre-tombe par l'enregistrement de sa voix sur des cassettes et ce père continue de manquer à son fils qui l'écoute. Une fille dit à sa mère qu'elle ne respectera pas ses dernières volontés de chrétienne après sa mort. Sur la route, un homme est sur le point de détruire deux vies, la sienne, médiocre, et celle de son amante, pour être bien sûr qu'elle ne le quittera pas. Chessex est mort et le narrateur n'assistera pas à ses funérailles à la cathédrale, il écrira plutôt sous ce titre le meilleur des hommages. Elle est morte et la robe qu'elle portait à certaines occasions la ressuscite. Une femme écrit une lettre d'amour avant de s'endormir pour l'éternité, couchée dans le lit déserté par son amant.
La solitude, l'errance, le sang, la mort, l'amour et les femmes peuplent donc ces textes pour le moins insolites et sans fins véritables. Leur auteur est érudit et cela se lit. Mais son érudition, au lieu qu'elle insupporte, témoigne de son amour de la littérature et des mots qu'il utilise avec gourmandise, savamment, dans un ordonnancement souvent poétique, parfois onirique, en tout cas évocateur.
Le personnage des Cathèdres écrit au futur ce que l'auteur fait dans ce livre:
"Plus tard, chez lui, seul, sans doute, il reprendra ses notes. Il interrogera ses dictionnaires, choisira ses termes, quelquefois en déshérence, recherchera synonymes et paronymes, peut-être une ou deux rimes. Des mots disparaîtront, d'autres chancelleront; génération spontanée, d'autres encore paraderont. Convoquant ses auteurs de chevet, complice, émule, il éparpillera clins d'yeux et révérences. Ici, là, germeront des points-virgules."
Au fait, il paraît que les murènes sont plus effrayantes qu'elles ne sont méchantes dans la réalité (elles seraient même
écologiques parce que nécrophages). Il en est de même de ces nouvelles qui ne doivent pas effaroucher, mais faire pénétrer dans un monde littéraire, bien à lui.
Francis Richard
Les Murènes, Cédric Pignat, 292 pages, L'Aire