Figure de l'humainMarc Villemain
Éditions Albin Michel
Il est toujours profitable d’aller s’égarer sur des chemins de traverse. On dira sans doute que Stephen King, best-seller planétaire et plusieurs dizaines de fois millionnaire, n’est pas à proprement parler le héraut de l’underground. Dans le champ sacré de la littérature, toutefois, il n’est pas rare que son nom, et l’œuvre qui y est associée, soient passés sous silence, au point parfois de friser l’excommunication. Autodidacte, populaire, indifférent à la coterie des auriculaires dressés et des bouches en cul-de-poule, et la raillant plus souvent qu’à son tour, entrepreneur de spectacle ou graphomane parvenu, d’aucuns croient clore l’examen critique en le peignant sous les traits d’un nouveau riche qui aurait investi dans un sous-genre lucratif pour adolescents psychotiques et conséquemment frustrés d’une destinée à la hauteur de leur lyrisme inassouvi. Mais il est vrai que cette question du genre a toujours taraudé les beaux esprits – moyennant quoi, il n’est pas rare que l’on attende le trépas d’un écrivain pour lui reconnaître enfin quelques mérites strictement littéraires, quand ce n’est pas une forme de génie.
Ce préambule n’induit pas que je sois un inconditionnel de Stephen King, dont je suis bien loin de connaître toute l’œuvre, et dont la puissance roborative de la narration ne suffira jamais à me consoler d’une certaine routine stylistique. Mais j’admire chez lui l’intarissable liberté dont il fait preuve dans son rapport à l’écriture et à la langue, fruit d’une longue pratique qui trouva naissance dans l’enfance, d’une aisance à se jouer des registres et des temporalités, d’une intelligence très aiguë des situations, et d’une passion de toujours pour les bonnes histoires. Pour ne rien dire d’une précision descriptive dont on comprend qu’elle le conduise régulièrement au cinéma ; à le lire, on se dit d’ailleurs qu’un réalisateur ne doit plus avoir grand-chose à faire pour l’adapter, tant tout est dit, écrit, décrit, le moindre mouvement faisant l’objet d’une analyse plus serrée que le nœud du pendu, aucun gros plan n’évacuant jamais l’arrière-plan, et l’écriture étant à ce point ingénieuse qu’elle permet d’embrasser dans une même séquence jusqu’au moindre rictus du dernier des figurants. Outre les recettes escomptées, c’est peut-être ce qui rend tout livre de King si attrayant pour le cinéma : chaque plan y est une totalité. On tire toujours King vers l’horreur ou le fantastique. Or je vois en lui un conteur plutôt qu’un manipulateur de sensations fortes, un révélateur d’émotions primitives davantage qu’un accoucheur de fantasmes. Aussi est-il inique, à tout le moins abusif, de nouer des adaptations avec autant de grosses ficelles horrifiques, quand l’arrière-monde où il s’est domicilié dévoile surtout un territoire d’onirisme, discret, secret, à certains égards poétique. Autrement dit, qu’il s’y prête parfois de bonne grâce n’interdit pas de voir dans ses récits autre chose, et en tout cas bien plus, que le véhicule d’un gore acnéique bon marché. A la limite, on pourrait lire Stephen King avec la même candeur qui nous fit dévorer Jules Verne, pour peu qu’on accepte de considérer ses livres comme des romans où l’aventure serait d’abord intérieure.
C’est vrai spécialement de ce livre-ci, où le romancier tisse une histoire dont on ne saurait douter de la résonance intime. Sous le prétexte du deuil de Lisey, veuve encore jeune de Scott Landon, un écrivain à succès œuvrant dans un registre assez proche de l’auteur, Histoire de Lisey est tout autant un hommage rendu à son épouse dédicataire et à la complicité amoureuse, une chronique douloureuse sur les territoires de l’enfance et une réflexion sur le deuil – d’ailleurs plus profonde et touchante que certains écrits a priori plus autorisés – qu’une histoire haletante où rôdent les ressorts habituels de la violence, de la vengeance, de la convoitise, des secrets de famille et autres désordres du mental, et où la tension s’accroche en permanence à des frontières sans cesse estompées. L’estompement en question n’a d’ailleurs rien de gratuit : ce qui s’estompe dans le deuil, c’est le sentiment de réalité de la vie. On se parle à soi-même et l’on entend la voix du mari défunt : seule la sensation est réelle, mais au fond elle seule importe, puisque la sensation dit plus que ce que nous éprouvons. Lisey navigue à vue entre ces deux territoires inviolables que sont l’instinct de survie, ici, maintenant, et la réminiscence des mortes époques, incessante, prolixe, à tout moment du jour ou de la nuit, dans les lieux qu’elle traverse comme au plus noir des songes nocturnes. King excelle à nous faire entendre cette petite voix qui fait de nous des êtres schizoïdes, taraudés par un inexpugnable sentiment d’étrangeté. La normalité des jours court sur nous au point d’instituer nos pensées en réflexes et nos gestes en mouvements. C’est au croisement de ce qui nous dépasse et de ce qui nous appartient en propre que prend naissance la figure individuelle, c’est-à-dire armée de désirs, de maîtrise, de fantasme destinal et d’âpreté au combat, là aussi que les frontières sur lesquelles nous asseyons nos existences finissent par se chevaucher – ou s’estomper, donc. C’est cet entre-deux qui incite certains à tirer King vers le fantastique ; mais il ne serait pas moins fondé de s’arrimer aux ressorts d’un onirisme qui, dans la brutalité de ses manifestations, n’est autre qu’une figure de l’humain.
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 8, janvier/février 2008