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On ne peut faire autrement que de revenir à Hopper depuis sa fortune critique, questionner ce que met en jeu sa peinture depuis le succès populaire démesuré qui l’a saluée et qui quelque part le recouvre. Forcément, Hopper est un bien commun que l’on partage aux autres ; on a difficilement l’illusion d’engager avec son travail une connivence particulière, secrète, comme on peut l’avoir avec quelques œuvres particulières nichées dans d’obscures salles d’un musée de province et auxquelles on revient parfois en pensée comme un privilégié en ayant l’impression d’un espace vierge ou à peu près qui nous est offert. Et c’est, je crois, une expérience toute à fait différente de révéler pour soi quelques charmes obscurs et singuliers que de partager une adoration collective, évidente. De Hopper, soi même pas trop savoir qu’en dire, qu’en penser. Trop vu, peut-être trop rentré dans le regard, trop installé dans notre imaginaire de la ville pour que ce qu’on constate nous bouscule vraiment. Mais c’est déjà là dire une puissance singulière, un apport conséquent. Combien en compte-on de ces icônes ayant cristallisés dans la mémoire commune ? Quand bien même on sait que c’est la société elle-même et quelques accidents historiques qui fabriquent ces repères bien indépendamment souvent du chemin que connaît celui qui en a été l’auteur premier. Que rares sont les artistes à avoir été témoins de ce phénomène magique qu’est l’élection d’une ou de plusieurs de leurs images. Hopper, on le reconnaît comme un de ceux qui ont le plus fortement influencé le regard que nous portons sur la ville, les territoires qu’il traversait inlassablement et auxquels les hommes agrippent, solitaires, plantés dans le décors comme un relief sur l’étendue fonde le paysage. Et d’autant plus fortement que c’est une influence que nous avons largement partagé avec nos contemporains, jusqu’à atteindre une forme de consensus tacite. Bien sûr que ça gène un peu, ce consensus. Bien sûr qu’on entend forcément ne pas en rester là, dépasser ce territoire commun en lequel tellement se rassurent. Qu’on vous dise « moi j’aime bien Hopper » et vous voyez les posters cloués dans cent chambres d’hôtel, la représentation qui rassure et juste ce qu’il faut d’étrangeté pour que ça ne fonde pas tout à fait sous le regard comme ces bouquets de fleur ou marines alignées des couloirs jusqu’au hall. Après ça ? Au fond on connaît, on cerne. On se laisse fasciner parfois par l’image, on se demande à quoi ça tient. Pas par la peinture. On ne plonge pas dans la peinture, n’y trouve pas une excitation intellectuelle ou sensible qui soit une excitation de peinture. Mais l’image oui, comme une évidence, un haïku dans sa brièveté, sa concision éloquente. Au fond, Hopper fabrique toujours des scènes ouvertes à qui les regarde, prêtes à accueillir l’esprit de qui s’y penche. On sait qu’on y trouvera toujours à l’identique ce même sentiment de mystère, intact, la solitude des villes, légèrement mélancolique, ce jeu efficace des compositions avec hors-champ et la pulsion scopique qu’ils génèrent et qu’auront repérés Hitchcock et quelques autres. Mais là encore, disant cela on n’atteint que ce que les tableaux représentent, non pas leur existence propre, matérielle, plastique. Le succès des images, leurs innombrables reproductions, leur popularité tient d’avantage à ce qu’illustrent ces tableaux qu’à leur qualité picturale propre. Ou peut-être que leur qualité, leur efficacité iconique tient davantage à leur caractère illustratif. Caractère attesté par l’incitation qu’y trouvent les écrivains à y appuyer des récits suspendus. Disons-le, Hopper est un formidable créateur d’images et comme le dit Greenberg, un mauvais peintre sans doute. Mais il faut se méfier d’un bon mot. Sait-on jamais ce qu’est la peinture ? La bonne ? Bien sûr on trouvera souvent une touche un peu laborieuse, appliquée ou soumise à l’image qu’elle s’entend dépeindre, au rendu réaliste d’une lumière, naïve parfois dans son application au détail. Pour autant, les accords de couleur touchent juste et des plans, émergent parfois quelques jeux géométriques donnant à l’illustration un arrière plan abstrait qui enrichi l’expérience du tableau. La chose est que l’on voudrait lire cette peinture comme l’on aborde les œuvres européennes qui lui sont contemporaines, selon les codes et les enjeux de l’art moderne. Alors que la peinture d’Hopper n’a aucun regard pour les expérimentations modernes des cubistes aux abstraits. On s’est laissé surprendre parfois en regardant quelques détails secondaires à penser aux tableaux métaphysiques de Chirico, la même simplification en aplats francs, les mêmes couleurs brique parfois, la froideur des espaces déserts sur lesquels s’étirent des ombres. On a pensé aux premiers photographes de la ville, Atget en tête. Et puis curieusement à Carpaccio, Saint Augustin à sa table de travail, les livres posés, le chien. Même volonté d’établir une présence encloisonnée dans les lignes d’une composition stricte, froide parfois. Même silence pensif, tout intériorisé autour duquel le peintre construit une chambre d’écho. (…)
L’image est de Richard Fleury, Intérieur du château de Bayard, XVIIIeme siècle. Ecole lyonnaise. Musée des Beaux arts de Lyon.