C'est probablement l'effet de son génie, mais Emmanuel Todd est imprévisible. J'avais sévèrement critiqué l'un de ses derniers livres, Après la démocratie.
Il y plaçait sa confiance dans la sortie de crise dans la capacité de l'Allemagne et des institutions européennes de se convertir au protectionnisme "européen, forcément européen".
L'idée était assez ridicule dès le départ et nous étions alors au début 2009.
Trois années plus tard et l'élection de Hollande passée, Todd saisit l'occasion d'un entretien à Marianne pour changer radicalement d'avis.
Question de Marianne (13-19 octobre 2012) : Etes-vous devenu favorable à une sortie de l'euro ?
Todd : "C'est un sujet sur lequel j'ai longtemps hésité. Je pensais tout d'abord, dans les années 90, que l'euro était impossible.; puis je me suis résigné ; ensuite je me suis dit qu'un protectionnisme mené à l'échelle européenne pourrait rendre l'euro viable. Nous devons désormais accepter la réalité : l'euro ne marche pas, il est essentiellement producteur de dysfonctions [...] La déroute de l'industrie française, notre entrée en déficit commercial massif sont le produit des années euro. [...] L'euro ne marchera jamais. Il faut être lâche, corrompu ou schizophrène pour ne pas l'admettre [...] La priorité c'est la fin de l'euro."
Je passe sur la légèreté de Todd : traiter de "lâches, corrompus, ou schizophrènes" des gens qui sont encore attachés à l'euro, que lui, Todd, défendait encore le mois dernier, c'est un peu stalinien comme attitude. Mélenchon et le Front de gauche, Gérard Filoche et autres aveuglés, apprécieront. Mais mieux vaut tard que jamais.
Todd justifie son réveil tardif en expliquant qu'il pensait jusque là que l'Union européenne était une zone homogène, face à la Chine ou au reste du monde. En fait il se rend compte que même au sein de l'Union c'est pays contre pays. Un hommage non exprimé à de Gaulle, en quelque sorte ?!
Donc l'espoir de Todd maintenant ce n'est plus une conversion de l'Allemagne au protectionnisme, c'est une conversion de Hollande au retour du Franc. Il tend même quelques perches à Valls pour que celui-ci, qui sait, se saisisse du sujet "fin de l'euro". Todd dit le plus grand bien de Valls, qui a eu raison d'expulser un camp de roms, mais devrait ne pas se cantonner à des questions sécuritaires. Façon d'inciter le ministre de l'intérieur à jouer le rôle d'aiguillon du gouvernement sur le sujet de l'euro.
Un seul commentaire finalement : il était temps !
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Au passage, je suis tombé par hasard sur le billet où Mélenchon justifie sa défense de l'euro ("Résolution du Front de gauche sur l'euro"). Ca vaut son pesant de cacahuètes.
Prmeière raison de ne pas sortir de l'euro : " l’euro, en lui-même, n’est pas la cause de la crise actuelle qui est imputable au capitalisme financiarisé et aux politiques néolibérales". Là c'est du foutage de gueule et une erreur d'analyse commise par bien d'autres - plus facile de traquer les "banksters" que de comprendre les mécanismes doublement pervers de l'euro, vis-à-vis des économies tierces et entre pays membre, cf. mon billet sur le bilan de l'euro.
Dexuième raison : un zeste de connerie décroissante, sur le mode "ces raisins sont trop verts..." Dans le texte : "il ne faut pas surévaluer le problème certes bien réel de la surévaluation de l’euro ! Nous savons que la perte de croissance imputable à cette dernière est notable, mais le PG est un parti écologiste qui ne vise pas le retour d’une croissance indifférenciée qu’autoriserait éventuellement la dévaluation d’une monnaie nationale restaurée. " Traduction en français : une dévaluation ferait bien repartir la croissance mais finalement est-ce une si bonne chose ? Question de prof dont le salaire tombe régulièrement mais que l'ouvrier licencié aura peut-être du mal à apprécier à sa juste valeur.
Troisième raison, un argumentaire hallucinant qu'on croirait sorti de chez Terra Nova, Alain Minc ou Jean Quatremer, sur le mode "il est excellent de se forcer à la construction européenne".
Je copie le paragraphe intégralement, pour que le lecteur comprenne à quel point le raisonnement est torturé :
"« À défaut », car la monnaie commune n’est pas un système conçu pour le développement d’une intégration économique et politique des nations ; il s’agit d’un système conçu pour une coopération internationale visant à équilibrer les échanges et stabiliser les échanges entre des pays strictement indépendants qui n’ont aucune intention de constituer ensemble un espace politique, économique et social plus intégré. C’est pourquoi le PG soutient le projet d’une monnaie commune, en tant qu’élément souhaitable d’une nouvelle organisation des relations monétaires internationales. En revanche, au niveau européen, les peuples peuvent avoir une ambition qui dépasse la constitution d’un simple espace de coopération interétatique. L’Union européenne est aussi un cadre d’intégration politique partielle qui permet la production de biens publics européens à une échelle plus pertinente que le seul niveau national. C’est pourquoi, la monnaie unique peut constituer un système préférable à la monnaie commune, dans le cas où il serait possible de transformer radicalement les conditions de son fonctionnement.
Si l’on postule la mort définitive, l’impossibilité ou la nocivité de tout projet d’intégration européenne, alors l’idée même de monnaie unique doit être exclue a priori. Il nous faut retourner vers un état antérieur de l’Europe ou ne subsisterait que des éléments de coopération internationale technique et économique. Or le PG entend œuvrer à la refondation du projet européen et non à sa dissolution ; il préfère donc une Union européenne refondée à une simple coopération monétaire internationale entre les États. C’est pourquoi, il n’exclut pas la possibilité de maintenir une monnaie unique. Mais il n’exclut pas davantage a priori l’abandon de cette monnaie unique s’il s’avère impossible de réformer et de démocratiser suffisamment le cadre de sa mise en œuvre [A quel taux de chômage grec, espagnol ou portugais décide-t-on d'arrêter les frais ?].
La monnaie unique a un avantage qui est aussi son plus redoutable inconvénient : elle pousse d’une manière ou d’une autre à une convergence des politiques économiques et sociales. [Note d'Edgar : le lecteur reconnaîtra là la logique de la théorie du choc dénoncée par Naomi Klein, ou du "il n'y a pas d'alternative", à la Thatcher] Elle n’est donc ni un bien en soi, ni un mal en soi ; le type de convergence politique qu’elle induit peut être tout aussi bien régressif que progressiste selon les rapports de forces historiques et les choix des gouvernements nationaux."
Enfin, le renversement dialcetique grandiose, le bouquet final : "Garder la monnaie unique comme bien commun des peuples unis d’Europe, nous la réapproprier en menant la politique que nous voulons, c’est provoquer un tel bouleversement dans la représentation collective des possibles que, peu à peu ou bien plus soudainement, c’est la stratégie néolibérale des gouvernements néolibéraux qui deviendra politiquement insoutenable dans la zone euro, c’est leurs gouvernements que les peuples chasseront et non l’euro." On croirait Marx renversant la dialectique hégelienne : vous pensez que l'euro est soutenu par le capitalisme, que nenni, contre toute apparence c'est un projet révolutionnaire ! Ce n'est finalement qu'une demi-plaisanterie, c'est au fond le même raisonnement que Negri et Hardt : il faut accepter l'empire néolibéral, la multitude le subvertira ensuite, de l'intérieur.
Ca fait un moment que je trouve la position du front degauche sur l'euro totalement pathétique, mais j'étais content de tomber sur ce billet qui est le sommet de l'argumentation de la gauche de gauche sur le sujet. Morne plaine en réalité...
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Une dernière ligne sur le Nobel de la Paix attribué à l'Union européenne.
C'est assez risible et pitoyable.
Sur le fond, comme l'a dit Jean-Louis Bourlanges, l'Europe n'a pas fait la paix : "Je suis de ceux qui pensent que ce n'est pas l'Europe qui a fait la paix, mais la paix qui a fait l'Europe. Je reconnais le caractère scandaleux du propos puisqu'il signifie, à rebours de ce que pensent les Français, que c'est la Pax Americana, la sécurité et la sérénité qu'elle a apportées aux Allemands, aux Français, aux Italiens et aux Bénéluxiens qui leur a permis de s'engager sans crainte sur la voie du rapprochement et de l'intégration."
Sur le fond encore, l'Europe est en guerre en Afghanistan, l'a été en Lybie, s'apprête à faire des choses, peut-être en Syrie, avec chaque fois des raisons différentes mais jamais pour le seul amour de la paix dans le monde.
Et les réactions à ce prix sont, elles-aussi, stupéfiantes. Les partisans de l'Union font assaut de réjouissances sur fond de nationalisme européen, triomphant des obscurantismes régionaux.
Le plus pitre c'est la réaction indignée du Front de Gauche : "l'Union européenne a garanti la paix aux marchés financiers, aux spéculateurs et aux profits bancaires. Mais ne mène-t-elle pas une guerre contre les peuples qui la composent et leurs droits sociaux ?".
Si véritablement le FG est convaincu que l'Europe est un bienfait pour les spéculateurs et une guerre aux droits sociaux, le soutien de ce parti à l'euro est véritablement incompréhensible et injustifié. On dira que je m'acharne mais tant que le FG stérilisera des voix contestataires pour leur faire soutenir l'euro, un boulevard est ouvert au FN.
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Autre nouvelle de la semaine : un article de Médiapart montrait que l'Union européenne souhaite ouvrir la sécu au privé. L'information est tombée le lendemain du votre à l'Assemblée Nationale du TSCG. Quel gag ! Naturellement, très peu d'articles dans notre bonne presse qui ne veut pas effrayer Billancourt.
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Je signale enfin, sur le site de l'UPR, un article assez jouissif récapitulant la liatnie des "il est temps de changer d'Europe", entonnée par tous les partis de puis le FN jusqu'à Lutte Ouvrière, depuis 1979.
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Il est temps qu'on en sorte.