Le sombre hiver va disparaître ;
Le printemps sourit à nos vœux ;
Mais le printemps ne semble naître
Que pour les cœurs qui sont heureux.
Le mien, que la douleur accable,
Voit tous les objets s’obscurcir,
Et quand la nature est aimable,
Je perds le pouvoir d’en jouir.
Je ne vois plus ce que j’adore,
Je n’ai plus de droit au plaisir.
Pour les autres, tout semble éclore ;
Et pour moi tout semble finir.
Les souvenirs errent en foule
Autour de mon cœur abattu,
Et chaque moment qui s’écoule
Me rappelle un plaisir perdu.
Que m’importe que le temps fuie ?
Heures, dont je crains la lenteur,
Vous pouvez emporter ma vie,
Vous n’annoncez plus mon bonheur.
Je n’ai plus la douce pensée
Qui s’offrait à moi le matin,
Et qui vers le soir retracée
M’entretenait du lendemain.
Mon œil voit reverdir la cîme
Des arbres de ce beau vallon,
Et de l’oiseau qui se ranime
J’entends la première chanson.
Ah ! c’est vers ce temps que Thémire
À mes yeux parut autrefois ;
C’est là que je la vis sourire,
C’est là que j’entendis sa voix ;
Sa voix qui sous le frais ombrage
Où je l’écoutais à genoux,
Rassemblait autour du bocage
Les oiseaux charmés et jaloux.
Les témoins, la crainte et l’envie
Combattaient souvent mes désirs.
Mais sous l’œil de la jalousie
L’amour sent croître ses plaisirs.
Beaux soirs d’été, charmante veille,
Où je saisissais au hasard
Un baiser, un mot à l’oreille,
Un soupir, un geste, un regard !
Que de fois, dans cet art instruite,
Thémire, au milieu des jaloux,
Jeta, dans des discours sans suite,
Le mot, signal du rendez-vous !
Oh ! comment remplacer l’ivresse
Que l’amour répand dans ses jeux ?
Non, la gloire, autre enchanteresse
N’a point d’instants si précieux.
Du soin d’une vaine mémoire
Pourquoi voudrais-je me remplir ?
Pourquoi voudrais-je de la gloire
Quand je n’ai plus à qui l’offrir ?
Les arts, dont la pompe éclatante
À mes yeux vient se déployer,
Me rappellent à mon amante,
Loin de me la faire oublier.
À ce spectacle, où l’harmonie
Tous nos sens donne la loi,
Je dis : Celle qui m’est ravie
Chantait mieux, et chantait pour moi.
Dans le temple de Melpomène,
Je songe qu’en nos jours heureux,
Nos cœurs retrouvaient sur la scène
Tout ce qu’ils sentaient encor mieux.
Souvent un trouble involontaire
Me dit que je ne suis plus loin
De cette retraite si chère
Qui nous recevait sans témoin.
Souvent elle ne put se rendre
Au lieu qui dut nous retenir.
Que ne puis-je encore l’attendre ;
Dût-elle encor ne pas venir.
Mon âme, aujourd’hui solitaire,
Sans objet comme sans désir,
S’égare et cherche à se distraire
Dans les songes de l’avenir.
Tel quand la neige est sur la plaine,
L’oiseau, n’osant plus la raser,
Voltige d’une aile incertaine,
Sans savoir où se reposer.
Je m’aperçois que sans contrainte,
Mon cœur, pour tromper son ennui,
Se permet une longue plainte
Qui ne peut occuper que lui.
Mais qu’importe qu’on s’intéresse
Aux maux qu’on ne peut soulager ?
Je veux épancher ma tristesse
Et non la faire partager.
Que dis-je ? hélas ! je me repose
Sur ces désolants souvenirs.
Ce sentiment est quelque chose ;
C’est le dernier de mes plaisirs.
Un jour, quand la froide vieillesse
Viendra retrancher mes erreurs,
Peut-être que de la tendresse
Je regretterai les douceurs.
Alors à cet âge où s’efface
L’illusion de nos beaux jours,
Je veux dans ces vers que je trace,
Retrouver encor mes amours.
Jean-François de LA HARPE (1739-1803).
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