Source : Mediapart 11/10/2012
Qu’est-ce que la poésie avant même sa rédaction formelle sur le papier ? De la musique et du sens mêlés, un état d’être transfiguré en mots. C’est une existence réelle qui fait de sa conscience particulière et discrète, un témoignage à la fois symbolique et vivant. La poésie modifie dans sa substance, à la manière d’un croyant converti à sa religion, une réalité résolument nouvelle et pure. A quoi peut bien ressembler cette existence différente, soumise aux principes mystérieux (mais non transcendant) de la poésie ?… Elle est par nature inexplicable, non par défaut d’existence véritable, mais parce qu’elle se fixe davantage sur une sensibilité, sur une musique intérieure, une intuition, que sur un objet précis, que l’on pourrait étudier en le manipulant de ses mains. La poésie a sa foi en elle ; elle se ressent et se pratique ; elle se formule, diversement selon les moyens utilisés. Elle tend toujours à faire du paysage entier – pour ne pas dire du monde entier – un état d’âme. Autrement dit, le poète est avant tout un être tout entier orienté vers les sens et vers l’esprit ; il éprouve au sens large tout ce que le réel peut lui procurer en nourritures sensibles et spirituelles. Il mélange en lui-même les cinq sens et procède à ce dérèglement interne, qui n’est autre qu’un formidable athanor faisant de son corps le fût dans lequel va macérer en silence toute l’expérience de sa réalité, avant de finir en peintures (illuminations) dans l’ornement impressionniste et métaphorique des mots.
Le poète est un artiste du corps, qu’il utilise à la manière d’un capteur sensoriel intégral. Les vrais poètes sont avant tout envoûtés, magnétisés, entièrement réquisitionnés en eux-mêmes par cette tâche qui devient très vite non plus une simple tâche mais une faculté à part entière, tout à fait naturelle. Il n’y a pas de différence fondamentale entre la vie poétique et la vie philosophique qui, très souvent, ne forment qu’une seule et même existence ; car la vie réflexive n’est pas très éloignée de la vie contemplative ou de l’expérience sensorielle. Toutes ces expériences ont en commun de favoriser un état d’être particulièrement réceptif et voyant. Le poète, le philosophe, l’artiste, le musicien, sont tous des êtres à la fois envoûtés et clairvoyants, parfois jusqu’à l’insoutenable. A la fois spirituels et créatifs. Il n’est donc pas du tout étonnant que les grands représentants de ces disciplines artistiques aient été aussi solitaires et sulfureux dans leur liberté même. La poésie, en étant à la racine même de l’inspiration créative, ne serait-ce qu’étymologiquement, fait sourdre d’elle-même la nature et le style d’une individualité tout entière. Elle est une passion totalitaire de la réalité que l’on nomme également chez un artiste, quel qu’il soit, sa vocation. Contraignante, impulsive, jouissive, libertaire, passionnelle, pulsionnelle, folle ou hyper-rationnelle, ce qui revient parfois au même, elle dicte sa nécessité et contribue à faire d’un quidam, un homme singulier. Voilà ce qu’est la poésie ; voilà ce que sont les poètes, dont l’art ne se suffit jamais d’une simple production écrite, mais d’une existence parfaitement distincte de celles des autres, en même temps qu’elle est une invitation à la liberté éprouvée sensuellement et spirituellement. La poésie subjectivise jusqu’aux objets mêmes de la réalité ; c’est dire si sa singularité est étendue, puisqu’elle s’étend des recoins obscurs de l’âme, aux confins de la matière, par le biais d’une pure subjectivité déployée. Il n’est pas d’existence plus réconciliée que celle de la poésie, au sens où elle tente désespérément d’unir en une seule entité tous les paradoxes et les contraires de notre Psyché et du monde qui l’entoure et la contient. En elle, l’intériorité et l’extériorité ne sont plus incompatibles ; la souffrance et la joie ne sont plus diamétralement opposées ; la solitude elle-même n’est plus que relative en tant que le poète sait son humaine condition proprement universelle. Tout, dans l’organisation sociale et politique invite à se détourner de la poésie, car l’individualisme libertaire est son ennemi principal ; c’est au poète, comme au prêtre ou au philosophe, de se détourner de la société et de ses mots d’ordre, de ses contraintes. Ils sont sa négation, à toutes les échelles des vils intérêts et des compromissions sur soi-même. La poésie serait-elle dès lors anarchie ? Oui, profondément et viscéralement. Au même titre que l’amour détourne, par son incandescence, tout homme de ses responsabilités sociales, la poésie est une passion dévorante qui fait de son individualité sensible, le cœur de sa liberté, et son extension indéfinie, par le biais de sa volonté et de ses représentations. Voilà qui assure à la poésie son immortalité et sa vitalité ininterrompue, sa renaissance multiple et sa constante actualité.
Géricault – Autoportrait