C’est un échec cuisant pour EADS, accessoirement pour BAE Systems, une preuve supplémentaire d’irréalisme et d’impuissance des politiques européens, un exemple malheureux de raisonnement mesquin capable de plomber le devenir du secteur aérospatial et de Défense. Chacun attendait la création rapide d’un groupe véritablement mondial, largement numéro 1 de son secteur et voici que s’étalent devant nous de minuscules rancoeurs d’un autre temps.
Cette fois-ci, la France avait accepté de mettre de l‘eau dans son vin. Et c’est d’Allemagne qu’est venu le veto, un blocage obsessionnel lié ŕ la crainte totalement infondée d’une marginalisation des intéręts de Berlin. Ce qui ne risquait pourtant pas de devenir réalité, EADS ayant appris de longue date ŕ maîtriser l’équilibre subtil sans lequel un tel groupe ne pourrait exister, croître et prospérer.
L’échec était inévitable ŕ partir du moment oů l’équipe psychorigide de la chanceličre Angela Merkel avait réclamé le plus sérieusement du monde l’installation en Allemagne du futur groupe élargi. Alors qu’il était entendu qu’il serait ŕ Toulouse, et nulle part ailleurs, EADS, grâce ŕ Thomas Enders, ayant courageusement éliminé la formule du double sičge, Munich et Paris, résultat de compromis en série dépourvus du moindre bon sens.
Il n’est pas tout ŕ fait inattendu que l’on ait entendu qu’Enders Ťn’est pas assez allemandť. Au demeurant, c’est exact : il est résolument européen, mieux, il est mondial. A l’image de l’entreprise qu’il dirige, au mimétisme que suscitent Airbus, Eurocopter et d’autres branches du groupe. Enders ne sort pas fragilisé par l’échec du projet de fusion et, tout au contraire, il a contribué ŕ prouver qu’une stratégie industrielle ne doit jamais ętre polluée par des interférences politiques. Angela Merkel n’avait visiblement pas compris l’importance de l’enjeu, elle a formulé un raisonnement suranné et, ce faisant, a commis une erreur magistrale. François Hollande a fait ŕ peine mieux, son commentaire de la premičre heure laissant supposer que les industriels étaient maîtres de leur destin. Ce qui s’est évidemment avéré faux.
De plus, l’image donnée par l’échec du projet de regroupement EADS/BAE est désastreuse vis-ŕ-vis des Etats-Unis. A Washington, on va y trouver la preuve des effets pervers de l’influence dans l’industrie d’une politique Ťsocialisteť, dans l’acception américaine honteuse du terme, qui va renforcer et aggraver une vision déjŕ trčs négative de la maničre de conduire les affaires du Vieux Continent. Aprčs cela, comment contrer les critiques sans cesse recommencées de Washington qui, par exemple, entretiennent le mythe de la concurrence déloyale de sociétés européennes Ťsubventionnéesť par des contribuables mis devant le fait accompli ? Si Merkel décide ŕ la place d’Enders, la messe est dite.
BAE se retrouve du jour au lendemain au milieu du gué. Son partenaire naturel, unique en son genre, a renoncé ŕ jouer la carte du regroupement, cela ŕ un moment oů les perspectives qui s’offrent au groupe anglais sont marquées par de nombreuses incertitudes. Bientôt, ŕ coup sur, on dira ŕ Londres que BAE a eu tort de vendre sa participation de 20% dans Airbus et de renoncer ŕ produire des avions régionaux. La bourse ne s’y est pas trompée : instantanément, mercredi aprčs-midi, BAE a reculé …tandis qu’EADS grimpait.
Déjŕ, on affirmait ici et lŕ que la France se trouverait trčs vite dans l’obligation de restructurer les autres grands volets de son industrie de la Défense. A la veille du l’échec, sur la chaîne Décideurs TV, Laurent Dassault avait noté que la fusion EADS/BAE Ťn’était pas forcément une bonne nouvelleť. Et il avait évoqué l’hypothčse de la création d’un groupe ŤFrance Aerospaceť auquel auraient peut-ętre participés Dassault Aviation, Thales, Safran, voire Zodiac. Mais une telle vision est-elle justifiée ? L’heure des champions nationaux est dépassée en męme temps qu’il n’est pas démontré que la course au gigantisme garde tout son sens. Aprčs tout, Safran n’a besoin de personne pour permettre ŕ Snecma, en étroite collaboration avec son allié historique General Electric, de développer davantage CFM International. Et, avec bravade, on peut ajouter que Dassault a remporté en Inde un marché trčs disputé, celui d’une commande de 126 avions de combat, au nez et ŕ la barbe …d’EADS.
Le devenir de l’industrie n’est pas fait exclusivement d’économies d’échelle, d’une quęte incessante de retour sur investissements portés au pinacle, ou encore de synergies de toutes espčces telles que les affectionnent les analystes financiers. Thomas Enders a raté son coup, certes, mais il ne porte absolument pas la responsabilité de l’échec : ce sera ŕ Angela Merkel et ŕ sa garde rapprochée de rendre des comptes. Surtout dans l’hypothčse oů BAE, se sentant soudainement bien isolé, déciderait de rallier l’autre rive de l’océan et de s’allier avec un partenaire américain. ŤC’est dommage que nous ayons échoué mais je suis heureux que nous ayons essayéť, a déclaré Thomas Enders.
Mais quel ratage, quel inexcusable ratage ! Tout au plus cherchera-t-on ŕ se consoler en imaginant le soulagement de Laurent Dassault et des siens. Et, sans doute, celui des hauts responsables de Boeing, toujours ŕ l’affut des échecs européens dont ils ont tant besoin pour se rassurer.
Pierre Sparaco - AeroMorning