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Bien sûr il faudrait attendre que le temps s’étende autour, attendre d’être vraiment à soi, disponible pour se plonger vraiment. Mais peut-être on entrevoit aussi que ces moments n’existent jamais, que le peu qu’on épargne aux taches courantes est à saisir dans l’instant quand bien même il faudrait arracher un peu de son esprit au bruit de la machine à laver, à la télé là-bas dans la pièce à côté, à la journée de demain qui s’anticipe déjà. On prend. Le livre est beau, l’objet vous caresse quand vous y portez la main, vous ferme les yeux pour tâter les caractères frappés au plomb. Il y a ce titre qui pourrait être de Beckett – on est tenté d’aller vérifier s’il n’y a pas quelque chose chez Minuit qui compacte en ces deux mêmes mots un élan et son achèvement. C’est chose commune à eux deux, ce sentiment d’accablement contredit par une irrésolution, cette nécessité d’y revenir quand bien même la partie serait perdue définitivement. Commun aussi à Kafka dans son inachèvement : malgré tout, on y va vers ce château hypothétique qui semble toujours se dérober, on passe de bureau en bureau, on oppose la raison à cette absurdité tenace, émolliente. Mieux taire. Pas mieux dire, non, comme si parler de formulation était déjà rater la chose : mieux taire. Et on pense alors à Deleuze à propos de Bacon : non, le tableau n’est pas une surface blanche qu’il faudrait remplir, mais plutôt un espace à désencombrer car saturé au départ. Il y aurait à dire ; mais le titre percute d’abord comme une contradiction, un nœud, et c’est à cela que l’on se tient : un tiraillement. C’est une chose que l’on sait : le monde ne se donne pas de manière semblable à chacun d’entre nous. A regarder un parc ou un bout de forêt, je n’y verrais jamais qu’un fouillis de masses confuses, architecturé par quelques vides et quelques troncs. Un ami jardinier y verra tout autre chose et bien distinctement chaque espèce dans ses teintes et son port particulier, jusqu’à l’herbe que l’on a sous les pieds et que j’occulte sans savoir. Les objets que l’on ne sait nommer apparaissent et se fixent toujours moins que les autres. Ils restent dans le vague, fondus dans le monde au lieu que les autres sont extraits, détournés, amenés à soi par les mots que l’on stocke. Ils ne sont qu’à demi. Les dire est leur donner une réalité. Pourtant, le mot -quand on l’a- donne un contour générique, impose une silhouette par dessus ce qu’il nomme et qui alors s’en va plus définitivement encore que dans l’évidence nue, visuelle, animale qui précédait la langue. Simplement et malgré soi il remplace la chose, s’y substitue. « Ce que l’on cherche s’en va dans le mot ». En est-on condamné alors à devoir se contenter de cet engourdissement préverbal ? N’avons nous qu’à nous couler dans cette réalité trouble comme on se laisse ruisseler par une pluie à la fenêtre ? « Laisser le bruit d’eau même s’il vide et lave » ? Et faire l’alentour comme « les vaches fabriquent des paysages lents dans leurs bouches ». Doit-on inlassablement revenir à ce même constat : que les êtres de langue que nous sommes cognent toujours, à désespérer, à ce qui ne se laisse pas dire ou s’absente d’être dit ? Je crois savoir un peu cette réalité poisseuse comme la mélancolie, chose sur laquelle on n’a pas prise et qui pourtant s’impose avec entêtement : un mur est une extrémité qui ne se laisse atteindre. Chez Armand Dupuy on connaît cette pesée de l’évidence, de ce dans quoi on est pris, des objets ordinaires qui semblent peser sur leur ombre de tout le poids du monde : « pensée mole et spiralée » à l’image du tue-mouche qui pend du plafond. On sait aussi comme la tête à tout ça « butte et recommence », comme la langue est rentrée.
Je m’en voudrais déjà d’avoir dit vite et de m’interrompre car déjà le ciel est noir et que je mange dangereusement sur la nuit à qui je confie de me réparer pour demain. J’ai les yeux trop ouverts, le Doliprane a tu la douleur, mais demain n’est pas à moi.
Armand Dupuy, Mieux taire. Préface de Bernard Noël, gravures de J.M. Marchetti. Editions Encrages&Co, 2012.