Oodbae demandait l'autre jour un blog d'économie de défense. Je ne veux pas tenir un tel blog, même si sa nécessité est absolument évidente (avis aux amateurs.. Il y aurait d'ailleurs sacrément besoin d'un blog de stratégie aérienne, à l'image de ce que fait le Fauteuil de Colbert pour la marine). Revenons à l'économie : depuis longtemps, je voulais comparer la stratégie d'entreprise et la stratégie générale (et en fait militaire). Voici le résultat de mes élucubrations : j'attends les commentaires affûtés et critiques pour faire progresser ce texte...
Stratégie d’entreprise et grande stratégie
A Définition classique de la stratégie d’entreprise
Il existe plusieurs définitions de la stratégie d’entreprise. Une des plus classiques affirme que « la stratégie, c’est l’acte de déterminer les finalités et les objectifs fondamentaux à long terme de l’entreprise, de mettre en place les actions et d’allouer les ressources nécessaires pour atteindre lesdites finalités » (Alfred Chandler, 1962). Un courant plus récent a insisté sur l’environnement concurrentiel. Ainsi, pour Porter, « la stratégie consiste à définir les orientations générales permettant à l’entreprise de détenir un avantage concurrentiel durable » (Porter, 1980). Détaillant cette définition, on peut donc dire que « la stratégie d’entreprise consiste à fixer des objectifs en fonction de l’environnement (contraintes extérieures) et des ressources disponibles dans l’organisation, puis à allouer ces ressources afin d’obtenir un avantage concurrentiel durable et défendable ».
Pour atteindre ses buts, l’entreprise cherche à faire coïncider sa structuration interne (par l’utilisation des facteurs de production : capital, travail, management, et par l’organisation et la maîtrise des processus) et son « théâtre d’opération » externe (le marché, ou encore le client). Le produit (ou le service produit) est l’instrument de cette coïncidence.
Les théoriciens ont proposé de multiples modèles, assemblages de recettes plus ou moins simples, même si leur mise en œuvre présente d’évidentes difficultés : matrice du BCG, matrice de Porter, carte stratégique, ….
B Quel rapport avec la grande stratégie ?
Il existe plusieurs définitions de la grande stratégie. Pour Liddell Hart, elle consiste à coordonner et diriger toutes les ressources de la Nation (…) en vue de l’atteinte de ses objectifs. Desportes et Phélizon distinguent la stratégie conceptuelle et la stratégie opérationnelle, la seconde mettant en œuvre le cap fixé par la première. Ces deux approches partagent en commun de distinguer la définition des objectifs (à partir d’une séquence articulant le diagnostic, la fixation des buts puis la planification) et la mise en action de ce plan. En cela, elles ont beaucoup en commun avec les approches de stratégie d’entreprise.
Toutefois, si les spécialistes de la stratégie militaire se sont un peu intéressé à la conduite, les stratégistes d’entreprise n’en disent pas grand-chose. Or, les militaires savent que le premier mort à la guerre, c’est le plan. Que la guerre est un être autonome qu’on ne peut domestiquer, et que le combat est rendu difficile par le brouillard de la guerre qui rend les mêlées si confuses. Le stratège (au sens premier, le chef de l’armée en campagne, celui qui conduit la guerre) a donc les plus grandes difficultés à prendre les bonnes décisions au bon moment. C’est pourquoi les militaires distinguent clairement la stratégie de la tactique (ajoutant même un niveau intermédiaire, le niveau opératif) et si l’on connaît des traités de tactique théorique, on n’a jamais entendu parler de « tactique d’entreprise ».
C/ Dépasser la vision mécaniste
Au fond, les difficultés de la stratégie d’entreprise tiennent à un de ses présupposés : l’environnement serait fluide et je serais un trop petit acteur pour pouvoir influencer les conditions globales du marché. Le lecteur aura reconnu là les préceptes de la concurrence pure et parfaite. Les économistes ont d’ailleurs tenté de desserrer ce cadre en décrivant une économie imparfaite, sous le nom d’économie industrielle, notamment avec des situations de duopoles ou d’oligopoles. Il reste que ces situations sont assez simplifiées, et rendent mal compte de la diversité des situations des entreprises, notamment dans une économie mondialisée.
Par ailleurs, le rapport au temps de ces stratégies est très sommaire : on distingue simplement l’avant de l’après (le fameux ex ante - ex post) sans s’intéresser à la façon dont le marché réagit concrètement (phénomène de boite noire), ni au phénomène de la continuité temporelle. Le temps est un facteur le plus souvent ignoré des stratégistes d’entreprise.
On le voit, les présupposés de la stratégie d’entreprise prennent rarement en question la fluidité de la vie réelle que ce soit dans les dimensions spatiales ou temporelles, ou dans les rapports à l’autre (client, concurrent, actionnaire, État, salarié, médias, groupes de pression, associations diverses….).
C’est probablement pour tenir compte de ces difficultés que le général Beaufre, un des plus grands stratégistes français du XX° siècle, un des pères de la doctrine de dissuasion nucléaire, expliquait que la stratégie était l’art de la dialectique des volontés employant la force pour résoudre les conflits. Le point clef n’est pas tellement la notion de conflit et la contingence qui l’accompagne, mais la notion de dialectique des volontés : autrement dit, mon action sera non seulement gênée par le cours des événements, mais en plus l’adversaire conduira une action opposée qui viendra encore compliquer ma tâche. Cela entraîne que la difficulté est double, et augmente d’autant mes calculs. L’environnement est encore plus mouvant que ce que je pouvais escompter à l’abord.
Mais si Beaufre est pertinent pour des stratégies guerrières ou simplement conflictuelles (puisqu’on identifie un ennemi), sa transposition au monde de l’entreprise n’est pas simple : celle-ci parle plus de concurrent que d’adversaire, et de marché que de théâtre d’opérations. Sauf si elle considère qu’elle agit dans un contexte de guerre économique. Celle-ci est la résultante de la mondialisation, mais aussi du cyberespace dans lequel l’entreprise agit désormais.
Ce qui ouvre vers d'autres développements.
O. Kempf