Une résidente des environs m’a écrit une lettre à laquelle je pensais en me rendant à la cafétéria. Elle me racontait les problèmes économiques que vivait sa région, autrefois envahie de consommateurs. Ils provenaient des États-Unis, à quelques kilomètres de là, motivés par l’avantage de leur dollar et la facilité à passer les douanes. Ils arrivaient aussi des quartiers fortunés de Montréal, attirés par l’aspect bucolique des lieux. À l’époque, magasiner à Knowlton était une sortie prisée par les familles d’Outremont ou de Baie- D’Urfé. Plus maintenant.
Le dollar canadien est élevé. Les États-Unis sont en récession. Traverser la frontière est plus compliqué. Avec l’Internet, les gens peuvent acheter tout ce qu’ils désirent sans sortir. Depuis des années, la foule anglophone de Montréal, mon ancien monde, ne vient plus visiter la région. Les entreprises de la région de Granby et des environs ferment.
De retour à la prison
J’ai délaissé la lettre pour aller dîner. Il se faisait tard. Arrivé à la cafétéria, il ne restait plus de salade. J’ai dû me contenter d’un ragoût de fèves et d’une orange. De la bonne nourriture pour un système digestif de 50 ans! Les hommes avec qui je mange tous les jours, du même âge que moi, étaient toujours à la table. Une cafétéria de prison, c’est très territorial. Nous avons pris possession d’une petite table ronde, située dans un coin.
En les regardant, je me suis mis à sourire. Tous les jours, ces deux francophones de Montréal se moquent de mon écriture et de mon accent quand je parle français. Je leur réponds alors qu’ils sont jaloux parce que je regarde TV5 et que j’essaie d’imiter mes héros de l’émission Des chiffres et des lettres. Ils me disent que je suis une tête carrée délirante. Je me plains d’être pris avec mes deux gros caves. On s’amuse en mangeant.En quittant la cafétéria, quelqu’un me demande «quand est-ce que le gouvernement va nous habiller en tenues orange?». Pour le moment, nous portons des jeans et des t-shirts blancs ou bleus. En haussant les épaules, je lui réponds ne rien en savoir et espère que ce ne soit pas pour bientôt.
Derrière la prison, les camions s’activent toujours, dans le champ. Ils ont commencé avant l’aube et creusent bien après le coucher du soleil. Dans mon aile, de nouveaux prisonniers ont été placés dans des cellules doubles. Ils sont jeunes, de style hip-hop, avec des casquettes de baseball qu’ils portent sur le côté. Ils ont des jeans larges portés bas. Ils parlent trop fort et sont plein d’enthousiasme. La prison est excitante pour eux, comme s’il s’agissait d’une aventure. Mais, très tôt, ils vont comprendre que leur énergie n’a pas d’endroit où se dépenser, que la prison n’est pas une vidéo de rap.
Je ferme la porte de ma cellule et j’allume ma petite télévision. Aux nouvelles, on annonce une autre fermeture d’usine, dans la région. Hommes et femmes sont atterrés. Certains travaillaient depuis 20–30 ans pour la compagnie. Ils ne comprennent pas. Mais la fermeture n’est qu’une petite nouvelle dans le bulletin. On passe rapidement à la politique.
Une cloche sonne. Le son est plaisant, harmonieux. La porte de ma cellule s’ouvre. C’est l’heure d’aller travailler. Je purge une sentence à vie. Je ne serai pas congédié de ma peine. J’ai la pleine sécurité d’emploi.
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