J'avais une nouvelle fois fait le tour du cadran durant mon sommeil. En me levant, j'avais mal. Le mollet, le bas du dos, sans plus. Début du cinquième jour sans codéine. J'avais bien sûr fini de compter le nombre de tentatives. Et cette fois-ci, je n'avais même pas cherché de raison. Après plusieurs années de cette merde, ça me paraissait tout naturel d'arrêter pour de bon. Comme quitter quelqu'un qui ne vous apporte rien sinon des emmerdes, de l'ennui, de la routine. On ne sait pas pourquoi, mais il faut le faire, tout simplement.
Je ne dégustais même pas spécialement. C'était maintenant ou jamais, et il était temps aussi d'essayer de se débarrasser de la morphine et de l'oxycodone par la suite. Je n'anticipais pas, mais j'avais peur. Rien que l'idée me faisait bizarre: je prévoyais de gober le minimum vital de médicaments, juste de quoi pouvoir me lever, faire ma journée de travail et, le soir, lire ou regarder un film quelconque.
Ecrire n'était plus tant que ça d'actualité. Je savais d'une part que le boulot me suçait littéralement le cerveau et mon énergie. Faut dire qu'on en avait chié mercredi dernier, lors d'une soirée spéciale adhérents, "Soirée vente privée" durant laquelle il ne fallait pas prononcer le mot "solde" au cas où quelqu'un de l'inspection des fraudes serait là. Si c'était de la paranoïa elle fonctionnait bien.
A mesure que je mettais de côté ce qui bousillait littéralement mon corps et mon esprit, je sentais à nouveau quelque chose grandir en moi. Ce qu'on appelle le feu sacré. Mais le feu sacré de quoi, bordel? La vente? Non. Bien sûr je me donnais à 100% dans ce foutu boulot et je fermais ma gueule. Le plaisir de la vente réussie était de loin dépassé par le dégoût que je m'inspirai à moi-même, alors j'agissais en fonction des clients, de leurs prétentions, de leur fric étalé parfois de leur bête ignorance.
Je ne comprenais plus comment j'avais pu passer autant d'heures devant ces stupides jeux en ligne. Je veux dire, en ne les considérant pas simplement comme des loisirs, des jeux purement et simplement, des moyens de se détendre et non plus comme une compétition idiote à celui qui aurait le meilleur équipement et toutes ces conneries. Et dès le moment où vous saviez appuyer sur dix touches dans un ordre défini tout en ayant un peu de réflexes, ça y est, ça faisait presque de vous un dieu, ou que sais-je. Je suppose qu'on peut tirer fierté de n'importe quoi. Si vous êtes du sexe féminin, c'est le bon plan pour trouver le mec qu'il vous faut: il vous fera des cadeaux, vous dira que vous êtes belle, intelligente et intéressant. Y'a même des couples qui se forment ainsi, et sur le long terme, je veux dire. Maintenant le plus beau point commun qu'on puisse se trouver mutuellement est un putain de jeu. Bizarre non? J'ai un peu de mal à comprendre mais ça doit venir de moi. Après, vous pouvez aussi faire la pute pour avoir des cadeaux virtuels, ça marche bien.
Je suis bien placé pour le dire: nous sommes emprisonnés dans des écrans, dans de la possession, dans de la merde. L'intégrité est un mot bon à disparaître du dictionnaire. On crache sur les ivrognes et les camés sans chercher à comprendre, mais tant de comportements qui devraient nous dépasser semblent pour autant tout à fait normaux. Votre manager vous prend pour de la merde, vous rabaisse? C'est normal, c'est son boulot. Votre ex, votre actuelle ou votre future se sent bien plus importante que vous et vous prend pour un pigeon, juste bon à lui offrir quelques merdes et à la baiser correctement de temps en temps, sans qu'il n'y ait plus ni simplicité ni réelle conversation? C'est normal. Et bien sûr, ça va aussi dans l'autre sens.
Dans mon rêve, je bossais dans une épicerie géante sur deux étages. J'étais accompagné d'une fille que je connaissais mais je ne parviens maintenant plus à saisir son image. Un vieille homme me fait signe, reste silencieux. Les étalages sont vides. Il s'empare d'une bouteille de lait qui a largement fait son temps et sur laquelle est inscrit J'ai une vie heureuse.. Il me semble que je tente de savoir plus précisément ce dont il a besoin. Il prends un paquet de farine comportant la mention Je suis malheureux.
Au réveil je tournais ces deux phrases dans ma tête. Elles peuvent se mélanger à l'infini mais me semblaient prendre tout leur sens présentées aussi simplement que possible.
Dans la pièce Bashung chante Samuel Hall et je n'ai plus le courage de chercher à comprendre quoi que ce soit.