Visite hier de ma troisième ONG. (Je reviendrai sur la deuxième plus tard).
Dans la banlieue sud-est de Séoul, devant un vieux préfabriqué attenant à une église, se presse une longue file silencieuse de types au visage fermé, le regard fuyant, vêtements sombres et fripés. Quelques femmes, âgées. Ils attendent en ligne sans échanger un mot. Une pauvre ribambelle d'éclopés de la vie venus chercher un repas chaud, le seul de la journée pour la plupart d'entre eux. Ce sont les sans-abri du père Bordo.
Ce prêtre italien, arrivé en Corée en 1992, crée son premier foyer d'accueil pour SDF en 97, après la crise financière asiatique qui a frappé la Corée de plein fouet et jeté des milliers de gens dans la rue. Depuis, et malgré le redémarrage économique, le nombre de sans-abri a augmenté. Histoires familiales dramatiques et qui se ressemblent toutes: père souvent alcoolique, mère battue qui finit par s'enfuir, aucune éducation, des petits boulots (gardien de parking, agent d'entretien) qui ne durent pas, la rue tôt ou tard, la solitude absolue dans cette société qui ne tolère pas les exclus et tous ceux qui sortent du rang. Difficile d'obtenir des chiffres justes pour un problème qui est nouveau en Corée et qui n'est pas vraiment reconnu. Le père Bordo estime à 15 000 le nombre de ces traîne-misère désespérés.
Aujourd'hui, sa soupe populaire sert 400 repas par jour. On vient jusque de la gare de Séoul, l'une des plus grandes concentrations de SDF de la ville, pourtant loin. Les services d'aide se sont multipliés : coiffeurs, dons de vêtements, consultations médicales, conseils psychologiques, juridiques. La majorité par des bénévoles. Le menu du jour dépend des dons reçus. Le mardi, jour de marché, ce sont les légumes donnés par les maraîchères du marché voisin qui finissent dans les plateaux-repas en inox. Le père fait survivre son foyer avec des bouts de ficelles.
Dans le réfectoire, ses protégés engouffrent d'énormes plâtrées de riz et de poulet, en silence. Une mamie, agressive, engoncée dans son vieil anorak rose crasseux, le visage à moitié caché par son bonnet en laine, profère quelques insanités. Le père s'approche pour écouter. Elle lève brusquement un poing menaçant, comme pour le frapper. Du tac au tac, le père imite son geste et lève son poing aussi. Puis se met à rire. La mamie se calme. Il se retourne:
"J'ai du me battre souvent, à mes débuts. La rue rend les gens rudes. Parmi tous nos hôtes, il y a beaucoup de repris de justice. De vrais durs. Et il a fallu leur faire comprendre à tous que le chef, ici, c'est moi. Un étranger ! Pas facile à accepter. J'ai perdu quelques bagarres, mais j'en ai gagné la plupart." Il se marre.
Son refuge, un préfabriqué, est en mauvais état. Du provisoire depuis 10 ans. Des rats. Pas d'assurance. Pas d'aide du gouvernement. Très peu d'aides provenant d'entreprises, car aider les SDF est mauvais pour l'image de marque en Corée, au contraire de l'aide aux orphelins et aux personnes âgées. Le père Bordo fait la tournée des messes le dimanche pour demander des dons. Fait les marchés alentours. Des donateurs individuels, pour la plupart anonymes, envoient argent, nourriture, vêtements, et permettent au foyer d'exister.
Il est conscient que son aide est limitée et qu'il ne fait que panser des plaies sans cesse rouvertes. Le problème des SDF est trop complexe pour être résolu par un seul individu; il ne peut l'être que dans le cadre d'une approche gouvernementale, qui n'est pas à l'ordre du jour. En attendant, le père Bordo continue sa tournée des marchés.