Mon amoureux m’appelle.
J’ai le ton sec.
Je rappelle quelques secondes après pour expliquer, je suis énervée, laisse tomber. Qu’est-ce que t’as ? J’ai que les gens sont des idiots. Plus je parle, plus la colère me monte au ventre. Je viens d’appeler N. Hier soir, on a fait un pari débile, elle avait bu, je voulais savoir ce qu’elle en pensait le lendemain. Lui aussi était de la partie, il a même parié un resto à 1000 shekels. C’est pas un pari, c’est un investissement, s’est-il défendu devant mes sourcils levés jusqu’au ciel. Je me fiche du resto : N. pense qu’elle ne tombera pas enceinte dans l’année, malgré ses moyens de contraception façon roulette russe.
-T’étais sérieuse ?
-Écoute, honnêtement, je n’y crois pas, ça serait déjà arrivé si j’étais si fertile que ça. Idéalement, je ne me vois pas avec un enfant dans les 5 années à venir, mais bon si je tombe enceinte, je le garde, à mon âge, un avortement tu penses.
-Mais dans ce cas, si tu ne veux vraiment pas, pourquoi ne fais-tu pas plus attention ? Le coup du calendrier, c’était bon pour le lycée ma fille…
-Oui, enfin, tu comprends, on aime être spontanés, la pilule ne me réussit pas alors bon à vue de pif, j’évite les 48 h dangereuses du mois.
-Ah, mais, enfin, enfiler un préservatif c’est si rabat-joie que ça ?!
-Oui, non, c’est vrai tu as raison… Tu sais, la semaine dernière, on a vécu quelque chose d’incroyable. On ne s’était pas vus depuis trois jours, alors tu comprends, il était comme un fou, pas de moyen de contraception, rien, il a joui en moi et il a dit qu’il voulait que ce soit ainsi. C’était fort!
-Que je comprenne : il ne veut pas encore t’épouser, faute de moyens dit-il, le temps n’est pas encore venu dit-il, mais éjaculer en toi parce que sur le moment il aime, quitte à avoir un enfant, ça oui ?
Mes entrailles d’ex-enfant triste se soulèvent.
Tu sais que c’est quand même mieux si vous êtes prêts, non, quitte à avoir un enfant ? D’accord vous êtes ensemble depuis un an, mais un enfant, N., un enfant, ça mérite mieux qu’un instant de passion charnelle entre ses parents, non ? Un enfant, c’est pour toute la vie, le concevoir c’est quand même la partie la plus facile, tu ne crois pas ? Un enfant, c’est potentiellement 90 années sur terre, dont la majeure partie en même temps que toi, c’est une relation à vie, une responsabilité divine, c’est une existence que tu prépares, un être de plus avec nous ici, un sujet, un futur citoyen, un petit homme fait de besoins, de sensibilité exacerbée qui enregistrera la moindre de tes émotions, de tes pensées, de tes gestes, est-ce que TU TE RENDS COMPTE DE TOUT CELA, N. ?? Alors, prends rendez-vous chez le gynéco, demande un stérilet, un diaphragme, renseignes-toi, fais quelque chose nom de Dieu!
Oui, oui, elle bat en retraite, tu as raison, je vais y penser, comme tu es mignonne de t’inquiéter..
Et moi, je cries en répétant tout cela à mon amoureux, tu te rends compte, je trépigne, sur quelle planète on vit ! Je suis à Jérusalem, que des religieux à portée de voix, je fais exprès : les gens ne savent pas utiliser un putain de préservatif en 2012 bordel ! Si je peux agacer quelques hommes en noir au passage, de toutes façons je suis grillée avec mon décolleté, entre eux et moi il y a toujours un peu de tension, un peu de peur, un peu de haine, la différence en pleine figure à 9 heures du matin.
La seule explication, je continue, c’est qu’en réalité elle en ait envie sans se l’avouer. Les gens font des enfants pour toutes sortes de raisons, n’ai-je pas si souvent lu que toute histoire d’amour porte en germe un désir d’enfant. Je voudrais un bébé de lui, me dit cette autre, comme ça, j’aurais un mini-lui rien qu’à moi, il ne pourra pas s’en aller celui-là. Elle plaisante mais je vois bien cette lueur dans son regard. Nous aussi, on parle parfois, de la future progéniture. Le plus souvent pour se jeter des amabilités: « C’est ça le père que tu veux être pour tes enfants?! », » Et, toi, tu seras aussi imprévisible quand tu seras mère ? Heureusement pour toi que je suis stable! »…
Je comprends que c’est plus fort que beaucoup de choses, que la nature fait son travail, sape le rationnel, s’impose, met du désir entre les êtres pour se reproduire. C’est même sa fonction ultime, jeter un homme et une femme l’un contre l’autre, rendre le coït incontournable, créer de la vie, vite, encore et toujours. Mais voilà : s’il faut moins de 10 minutes pour concevoir un enfant, il faut 18 ans au moins, bien plus en réalité, pour l’élever. Jeté dans l’existence avant terme, il s’en sortir quand même. Mais un peu partout dans le monde, les hommes ont décidé ensemble que les parents étaient responsables de leur rejeton jusqu’à sa majorité. Infini, incomplet, le petit être, un vrai bug par rapport aux autres mammifères, regardez-le, le roi des espèces a besoin de temps, beaucoup de temps, pour devenir adulte. Entouré de stabilité, si possible. D’amour, c’est encore mieux.
Énigmatique équation. Est-ce que Dieu a fait exprès ? Est-ce qu-il se rit de nous en ce moment même ? La passion physique pour quelques mois, ou quelques années peut-être, et après rien d’autre que l’amour et beaucoup de détermination pour faire tenir le tout, me protéger moi et mes petits de la déchirure et de la tourmente. Je comprends alors que les religions aient instauré le mariage avec toutes sortes de garanties divines pour que les gens aient peur de l’enfer si l’envie leur prenait de se barrer. La famille sera sacrée ou ne sera pas.
Ma génération d’ex-enfants de divorcés, d’ex-enfants tristes, l’a compris. Plus question de se marier à l’aveuglette, au sortir de l’adolescence, nonchalamment. L’union est une affaire sérieuse, qu’il s’agit tellement de ne pas rater que certains ne s’y aventurent jamais. Et en même temps, paradoxalement peut-être ou peut-être pas, le sexe est partout, hédonisme tous azimuts, jouissance du matin au soir. On est culpabilisés si on n’est pas des lapins toute l’année, les histoires sentimentales se mesurent à l’aune du cul, son intensité, sa passion, son inexorabilité. Si je baise, j’aime et si j’aime, je baise ? Tous ces récits de désir qui se déclinent dans les médias, les coins de bar, au creux du téléphone. Et si je désire très fort, j’en viens à vouloir un enfant mais qu’a-t-il à voir, lui, dans cette histoire de sensorialité ?
Le grand amour de mes 20 ans croyait que je ne l’aimais plus parce que j’avais arrêté de le désirer spontanément. Moi aussi je le croyais, et je m’en voulais sans comprendre que c’était encore pire de raisonner ainsi. Beaucoup d’eau sous les ponts, depuis. Le chemin vers la féminité, et l’âge adulte aussi.
Cette étape me plait : restons-y quelques temps.