C’est une grande tension qui règne dans le livre Balbuciendo de Michèle Finck.
Tension perceptible dans le beau titre, balbuciendo,
terme qui sonne musical et qui évoque la profonde connaissance, la pratique
même de Michèle Finck, qui s’est formée aussi bien à la littérature qu’à la
musique.
Mais précisément ce balbuciendo, qu’on
pourrait croire italien et emprunté au domaine musical est en fait un mot
espagnol qui renvoie notamment à St Jean de la Croix, ou encore à Valéry lorsque
ce dernier évoque « ces choses, ou cette chose, que tentent obscurément
d’exprimer les cris, les larmes, les caresses, les baisers, les soupirs »
(1) Et bien sûr la poésie, en sa tentative toujours échouant mais toujours répétée
d’exprimer « ces choses, ou cette chose »
Or il se trouve que tous les mots contenus dans la citation de Valéry peuvent
rendre compte du livre de Michèle Finck, livre de deuil, livre de rupture,
livre de séparation, mais aussi livre d’amour.
Deux drames le dominent, la perte des deux grands amours de l’auteur, celui
qu’elle nomme son amant fou (2) et
son père.
Deux pôles qui structurent le livre, qui s’ouvre par une évocation de l’amour
détruit : « L’amour et l’échec de l’amour s’arc-boutent / Et
s’affrontent sourds crâne contre crâne fêlés » (3). Mots durs, mots
violents, crâne, couteaux, plaies, crocs « ‘l’amour pousse un cri de
moelle arraché à l’os » (4).
Le second pôle, très puissant, est le pôle paternel, après la disparition du
père de Michèle, Adrien
Finck, en 2008. Les seules pages apaisées lui sont consacrées, pages
souvent en prose comme l’émouvante évocation du « Piano de paille »,
un instrument étrange construit par Adrien Finck enfant, construction fragile,
au clavier « tremblant et silencieux » et dont « par un
bricolage ingénieux les fragiles touches du piano de paille s’enfonçaient sous
les doigts avec la douceur utérine d’un vieux Steinway » (5). Mais pages
déchirées aussi sur la mort du père, ses derniers instants et ce qui constitue
sans doute le seul, mais le vrai message d’espoir de ce livre, un texte de
Goethe que la fille lit près de la dépouille de son père et qui commence par
ces mots-clés : « continuons
d’œuvrer »(6). Il s’agit bien là encore d’une tension, celle entre le
doute et l’espoir qui s’entrechoquent
dans le crâne comme « deux percussions que l’on heurte l’une contre
l’autre avec violence. »
L’autre tension, majeure, qui parcourt tout le livre est celle de la forme,
puisqu’alternent textes en prose et en vers mais surtout que se déploie une
écriture comme clivée entre la violence des images des poèmes, qui évoquent
souvent le surréalisme et quelque chose de plus apaisé, de plus fluide, relevant
d’une forme de lyrisme très différent dans les proses, avec notamment des pages
consacrées aux nuages, à l’Italie et la Sicile, à d’autres souvenirs du père.
Toutes ces tensions ont un effet dynamique qui emporte la lecture d’un bout à
l’autre du texte un peu à la manière d’une œuvre musicale, toute en contrastes,
alternance de scherzos grinçants et d’andante apaisés ou déchirants, quelque
chose qui aurait à voir avec certaines œuvres de Chostakovitch.
Livre de tension, sans doute en partie cathartique, né de la double douleur et
dans la double douleur, pour continuer à
œuvrer, fut-ce balbuciendo, inévitablement
balbuciendo : « Poème :
don qui porte secours / Mais laisse la soif et la brûlure. »(7) ;
« Poème, scansion du noir, balbuciendo »
(8)
[Florence Trocmé]
1. Paul Valéry, Œ, II ; 547, cité
in Paul Valéry, Musique, mystique,
mathématique, textes réunis et présentés par Paul Gifford et Brian
Stimpson, Presses Universitaires de Lille, 1993, p.
2. Michèle Finck, Balbuciendo, Arfuyen, 2012, p. 48
3. p. 27
4. Ibid.
5. p. 35
6. p. 38
7. p. 66
8. p. 63