Otsuka © Phébus 2012
« Sur le bateau, nous étions dans l’ensemble des jeunes filles accomplies, persuadées que nous ferions de bonnes épouses. Nous savions coudre et cuisiner. Servir le thé, disposer des fleurs et rester assise sans bouger sur nos grands pieds pendant des heures en ne disant absolument rien d’important ».Ces jeunes filles sont japonaises. Le bateau a quitté le pays du soleil levant pour traverser l’océan pacifique et se rendre à San Francisco. Là-bas les attendent des maris qu’elles n’ont vu qu’en photo. En ce début de XXème siècle, elles n’ont pas d’autre choix que d’abandonner leur famille et la misère pour espérer une vie meilleure.
« Sur le bateau nous ne pouvions imaginer qu’en voyant notre mari pour la première fois, nous n’aurions aucun idée de qui il était. Que ces hommes massés aux casquettes en tricot, aux manteaux noirs miteux, qui nous attendaient sur le quai, ne ressemblaient en rien aux beaux jeunes gens des photographies. Que les portraits envoyés dans les enveloppes dataient de vingt ans. Que les lettres qu’ils nous avaient adressées avaient été rédigées par d’autres, des professionnels à la belle écriture dont le métier consistait à raconter des mensonges pour ravir le cœur. [...] Nous voila en Amérique, nous dirions-nous, il n’y a pas à s’inquiéter. Et nous aurions tort. »
Quand vient la première nuit, chacune doit subir les assauts de son inconnu de mari. Difficile de parler d’une nuit de noces. Appelons plutôt cela un viol... Puis commence la dure vie de l’expatriée. Les japonais n’ont droit qu’aux corvées. Les exilées vont travailler dans les champs pour une bouchée de pain. Plus tard, quelques unes seront employées comme femme de ménage chez de riches blancs. Entre temps, beaucoup auront eu des enfants qui, en grandissant, renieront leurs origines, ne parleront plus la langue et auront honte de leurs parents. Enfin, ce sera la guerre. Pearl Harbour. L’ère du soupçon, la crainte de voir en chaque japonais un espion à la solde d’Hirohito. L’Amérique finira par les interner dans des camps disséminés dans différents États...
Julie Otsuka raconte l’histoire de ces femmes. Une douleur sourde, une violence insoutenable. Optant pour un mode narratif pluriel, elle créé une voix collective disant : « nous tous, témoins de l’horreur commune ». Cette entité qui s’exprime est une incantation, un chant, une prière chuchotée proche de l’élégie. Le « nous » rassemble des milliers de femmes aux destins similaires. De ce chœur sacré s’élève une triste mélopée. Pourtant, et c’est là que réside le talent de l’auteur, l’écriture, exempte de toute sensiblerie, reste délicate et sans complaisance. Le style épuré donne davantage de puissance au témoignage de cette entité collective. Un roman impressionnant qui vous sonne et vous laisse groggy comme un uppercut à la pointe du menton.
Certaines n’avaient jamais vu la mer, de Julie Otsuka. Phébus, 2012. 140 pages. 15 euros.