Ces questions de dette continuent d'emplir l'espace public. Elles sont au cœur de tout. Et au fond, elles manifestent la vraie conflictualité d'aujourd'hui. Ce sont deux systèmes de dettes qui s'affrontent, me semble-t-il. Ce billet est très inspiré par les longues discussions avec mes deux compères, BQ et PSS, qui publieront bientôt un article très important sur le sujet, et dont je vous reparlerai. Mais pour l'instant, voici ce qu'un béotien dit avec ses mots....
1/ En effet, il ne s'agit pas simplement d'un conflit entre dette privée et dette publiques (quoique..). Ni même entre dette du sud (de l'Europe) contre celle du nord (de l'Europe). Mais il s'agit du conflit entre ceux qui ont l’intention de rembourser leurs dettes, et ceux qui n'en ont pas l'intention.
2/ Ceux qui n'en ont pas l'intention sont les Américains. Eux qui ont pratiqué une cavalerie budgétaire mondiale, institutionnalisée sur le privilège exorbitant du dollar, manipulé tant qu'il s'est fallu. Au fond, la crise ne remonte pas à Lehmann-Brothers en 2008, mais à la décision de Nixon de sortir de la convertibilité dollar-or en 1971. Les twin deficits qui s’ensuivent ne sont que la continuation de cette dissymétrie (our money, your problem). Les mêmes énoncent la dérégulation au motif que les marchés seraient parfaits, tout en instaurant de multiples mesures protectionnistes et en pratiquant un keynésianisme massif depuis Reagan : en effet, toutes les baisses d'impôts constituent du Keynes pur sucre, alors même que Milton Friedmann, pape des néo-libéraux, recevait le prix Nobel d'économie.
3/ Allons plus loin : cet investissement public allant de pair avec la dérégulation constituait un gigantesque transfert financier du public vers le privé. La dette nourrissait des enrichissements spéculatifs. Et à la suite de Lehmann Brothers, on a dit "too big to fail". Effectivement, l’inconvénient de la faillite de ces "créanciers" aurait mis à bas le système. Leur système. Dès lors, les dettes privées ont été cautionnées par des dettes publiques. Et les États-Unis poursuivent la route infernale, à coups de Quantitative easings sans effet sur la croissance.
4/ Pas d'effet sur la croissance ? Ben oui, c'est encore du Keynes, et cela s'appelle de la trappe à liquidité. Vous avez beau financer le marché, celui-ci accumule vos stimuli sans les retransmettre à la machine économique. Vision de court terme ? mais le marché est aujourd'hui de court terme (voir l'intéressant, bien que parfois compliqué, article de Ph Baumard dans le numéro de la RDN qui paraît aujourd’hui). Le marché est imparfait, et ne fait plus de calculs inter-temporels. Regardez le Japon : vingt ans de trappe à la liquidité et un pays toujours languissant, à cause aussi d'une démographie flageolante.
5/ Mais alors, qui veut rembourser sa dette? L'Allemagne. Qui croit aux théories, au néo-libéralisme, à Milton Friedmann et qui, surtout, croit au règles. Aujourd’hui, Berlin dit "l'Allemagne paiera" et donc Athènes paiera, ainsi que Madrid, Rome et Paris. Au grand dam de ces dernières qui n'ont jamais cru, vraiment, à ces fadaises de perfection des marchés et de règle des 3%. Qui se souviennent que l'Allemagne n'a pas toujours payé. Qu'elle a peut-être vécu un épisode d'hyper-inflation en 22-23, mais que ce n'est pas cet épisode qui a causé l'accession d'Hitler, mais bien plutôt la crise économique de 1930 et des politiques absurdes de rétraction.
6/ En fait, le vrai conflit aujourd'hui oppose non pas l'Allemagne au reste de l’Europe, mais l'Allemagne aux États-Unis. C'est au fond la lutte entre l'euro et le dollar. Une lutte où les morts ne sont pas des soldats, mais les milliers de sans-abris, de sortis des couvertures sociales et des chômeurs au désespoir. Il y a de vrais morts, même si c'est à coups d'armes indirectes. C'est vraiment une guerre.
7/ On observe donc une lutte terrible, au rythme d'une course d'endurance, entre la viabilité du dollar (combien de temps sa crédibilité tiendra-t-elle compte-tenu des falaises de la dette et de la rigueur européenne ?) et la purge d'austérité européenne (combien de temps les peuples résisteront-ils à la baisse drastique de leur niveau de vie?). Regardez bien sûr les manifestations en Grèce, Espagne, Portugal. Mais regardez surtout les manifestations d'hier à Téhéran, à la suite d'une dévaluation en termes réels du rial, de 80 % !!!!!!
8/ Et nous ? Je ne suis pas sûr que tout le monde ait conscience de cette conflictualité majeure. Nous raisonnons tous petit bras, dans un cadre national et européen, pensant que cela suffit. Pourtant, le choix n'est pas entre la rigueur ou la semi-rigueur, comme l'expliquent la plupart des commentateurs. Il est dans le choix d'un des deux grands systèmes de régulation financière, donc économique. Cette lutte verra le succès de l'un, ou de l'autre, sans demi-mesure. Et quelque soit le vainqueur, son triomphe s'accompagnera d'un tohu-bohu social généralisé, avec bien sûr des conséquences sécuritaires. Et d'abord en Europe. La prochaine surprise stratégique est possiblement en Europe, comme je ne cesse de l'annoncer. Voici le vrai choix stratégique qui se propose aux décideurs. La commission du LB l'évoquera-telle ?
NB : avez-vous remarqué toutes les petites initiatives des émergents pour mettre en place, peu à peu, des mécanismes d'échange alternatifs au dollar ? entre la relative convertibilité du Yuan, les accords sino-japonais (malgré les crispations sur les îles) ou la Malaisie qui utilise l'or pour ses échanges bilatéraux.... Je n'ai pas eu le temps de faire l'inventaire, mais voici autant de signes qui ne trompent pas. Ça va secouer....
Réf :
- un autre billet sur la dette....
- sur la possible surprise stratégique européenne : ici ou ici
- et un grand classique, mon billet sur la déflation stratégique européenne
O. Kempf