Bernadette
Engel-Roux a proposé à Poezibao cette
méditation à partir du livre de Jean-Loup Trassard, L’Homme des haies.
… ma dernière paire de sabots, … elle
est sous mon lit, ça m’arrive encore de la prendre, les gosses, là, ils me
regardent comme si je sortais, je ne sais pas, de la légende.
Vincent Loiseau parle, et sa parole est mémoire d’un temps, de gestes et
d’objets, de façons qui ne sont plus mais dont les images sont encore visibles,
pour lui au moins qui les a disposées dans des lieux de mémoire, sanctuaires intimes
qui furent lieux de vie, et qui recomposent pour nous, lecteurs, qui en
"parcourons" la liste, un inventaire.
Sa parole éprouve le grain des choses disparues comme la gemmule des doigts
l’éprouverait à la surface douce de vestiges. Déroulant des moments de vie
comme on parcourt des lieux mémorables, il déplie les feuillets invisibles d’un
inventaire, occupations paysannes qui étaient la vie même, la vie simple :
cueillette des pommes ou des poires – et le glossaire de leurs noms, saillies
des bêtes, composition du jardin – et le lexique de sa Flore, cérémonies
religieuses ou païennes, propos de table, travaux des champs, par énigmatique
métamorphose reviennent à naître dans sa bouche. Ce sont paroles. L’homme des
haies barbeye. Et pour nous, de l’autre côté du temps, qui n’avons plus
qu’ouvertes sur les genoux les pages aux petits signes d’encre, c’est cette
parole, pourtant objet de seule rhétorique, qui nous demeure en bouche.
Barbeyer, nous goûtons la saveur du mot que nous nous redirons à haute voix
silencieuse lorsque sera venu le temps, et qui s’approche, où ne seront plus ni
homme, ni outil, ni haie à barbeyer. Barbeyage faisait la barbe à la haie. A
lèvres closes récitantes, pratiquant l’art de la mémoire, réinventant
l’inventaire, nous redirons les mots qui alors seront légende. L’homme des haies
barbeye.
[Bernadette
Engel-Roux]
Jean-Loup Trassard, L’homme des haies, Gallimard, 2012
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de présentation du livre sur le site de l’auteur