Je crois que l’on ne s’habitue jamais à l’absence.
Et quand on perd un proche, cette absence on la ressent, on la (sur)vit et on la porte dans notre chair encore et toujours.
Au début c’est dur, c’est insoutenable et puis le temps passe, ce vide est toujours là. Mais différemment. C’est ce que je me suis dit hier quand j’ai appris le décès qui s’est produit dans la famille d’une collègue. J’avais vu cette collègue plus tôt dans l’après midi, j’avais entendu des bribes d’une conversation téléphonique, j’avais vu ses larmes. J’avais compris qu’elle attendait une mauvaise nouvelle, mais que ce n’était pas encore le moment. Je m’étais sentie décontenancée ne sachant que dire ou faire pour apporter un peu de réconfort.
C’est plus tard dans la journée qu’un collègue est venu nous voir et nous a annoncé que c’était fini et que son papa était parti.
« C’est fini », une phrase qui me ramène toujours 14 ans en arrière.
J’ai 17 ans, c’est la fin de mon année de 2nde. Fin juin, je dois passer devant une commission d’appel pour convaincre les membres que je peux passer dans une 1ère littéraire alors que mes profs ont décidé de me faire passer en STT. Quelques semaines auparavant, j’avais la niaque, je m’imaginais défendant mon « cas » avec fougue. Mais ce jour là, je m’en fous, j’ai la tête autre part. Ma mère m’a poussée à y aller, j’aimerais être ailleurs. Je passe, il y a là ma prof principale qui ne se montre pas très combative pour défendre mon dossier et je reconnais ce prof de math que j’avais eu en 5ème et qui ne m’appréciait guère. M’a t-il lui aussi reconnue ? Je pense que oui. Il me pose un tas de questions, s’armant d’un petit sourire quand je réponds à côté et me cassant sous couvert d’humour auprès des autres profs présents. Je m’en fous, je ne suis pas là. Je veux que ça se termine, quelque soit leur décision, cela ne me regarde plus.
Juste après, je téléphone à ma mère, je compose frénétiquement le numéro de son travail pour savoir. On me la passe, je sais déjà, elle me dit d’une voix basse : c’est fini. Mon papa est parti, emporté par une rupture d’anévrisme, il n’est plus là, c’est fini.
Je me souviens de mon cri et et de mon amie Fanny qui pleure. Elle me prend dans ses bras et me serre fort, très fort. Je me souviens des appels téléphoniques qu’elle passe auprès d’autres amies, moi qui ne veux peux plus parler. Je me souviens du vide. Le néant. Je me souviens de la peine et du réconfort de mes amis. Je me souviens de la décision de la commission : je suis admise…en STT, mais je m’en fous. Je dors tout l’été. Il y a la coupe du monde 98. J’essaie de me passionner, mais le cœur n’y est pas. Il n’est plus.
Aux amies, je dis que ça va, mais dans le fond je sens un gouffre énorme. Des moments très difficiles. Je ne veux pas me laisser envahir par la tristesse, je fais comme si je tenais le coup. Parfois c’est trop dur, la carapace se fendille, d’autres, je tiens le bon bout. D’autres fois, je pleure longuement pour des choses anodines, mais je sais d’où vient ma douleur. Je veux rester forte, ne pas plier, ne pas être faible. Parfois j’ai l’impression que ma souffrance me tuera à petit feu alors je préfère cadenasser tout ça, faire comme si elle n’existait pas. Et puis le temps fait son œuvre, j’apprends à accepter mes émotions liées à cette perte brutale, j’accepte aussi progressivement de laisser sortir ma souffrance. Aujourd’hui encore, j’y pense, je pense à lui. Il se rappelle souvent à moi. Cela peut-être comme cette journée au bureau où la situation me paraît malheureusement familière.
Il y a eu ce moment aussi au ciné, où l’héroïne est une ado et qu’elle est confrontée à la rupture d’anévrisme de sa mère. Quand mon amie s’est penchée vers moi pour me caresser l’épaule, j’ai compris, on avait pensé la même chose. Sur le coup, j’avais continué à regarder le film, laissant cette pensée filer et continuant à profiter du film. C’est plus tard que c’est revenu et que j’ai ressenti la douleur de (re)voir une situation déjà vécue.
Il y a cette chanson d’Alain Souchon que je ne peux écouter sans verser des larmes, parfois elle passe à la radio et je coupe. La musique, ce qu’il raconte, le clip, tout me touche dans cette chanson. Tout.
Il y a aussi de doux moments comme quand je retombe sur de vieilles photos de photomaton où je vois mon père se lever trop tôt alors que la photo est en train d’être prise. On en riait, ça lui arrivait quasi systématiquement. Il détestait attendre, il pensait toujours que la machine déconnait et au moment où il se levait paf les photos étaient prises.
Il y a mes jambes que j’ai hérité de lui ainsi que mes mollets où la peau est terriblement sèche, ça c’est tout lui aussi.
Il y a ces valeurs, son côté tempétueux, mais aussi sa sagesse que je sens parfois chez moi. Je me dis qu’il a été un bon exemple.
Il y a cette anecdote avec mon ancien chat qui nous fait toujours rire avec ma mère. Il n’aimait pas les animaux de compagnie. Alors quand il venait nous voir, il essayait de virer discrètement, mais ardemment, Milky, notre petite chatte qui prenait un malin plaisir à venir sur ses genoux. Il était tellement crispé, c’était drôle de le voir si mal à l’aise avec un chat. Et puis au bout de quelque temps, on a eu la surprise de voir mon père caresser Milky, elle était têtue et n’a jamais abandonné. Il a capitulé, il arrivait, il faisait comme si, mais on voyait bien qu’il se demandait où était le chat. Elle débarquait dans la minute et venait se lover amoureusement sur ses genoux. Il ne la virait plus et semblait content de l’avoir avec lui.
Ils adoraient rire ensemble mes parents, ils se jouaient des tours, se vannaient, je sais d’où me vient ma taquinerie envers autrui.
Il y a cette langue que je ne connais pas bien, cette musique qui me « parle » et des odeurs d’encens qui me sont familières. Quand je me sens enivrée par ça ou que j’y pense, je me sens bien, j’ai l’impression d’être en terre connue, je suis rassurée.
Et ce petit pain au chocolat, symbole du moment où il venait me chercher à l’école et où il me demandait invariablement : alors c’était comment cette journée ?
Il y a les rêves, il sourit, il est apaisé.
Alors oui, les années passent, l’absence, la souffrance du vide sont toujours là parce que j’aimerais partager tellement de choses avec lui. Je pense toujours à lui avec émotion. Et puis je lui parle aussi, pas besoin de grandes tirades ou de rituels. Je lui raconte ce qu’il se passe, je lui confie mes soucis, mes angoisses, mes petits bonheurs, ce qui m’a fait rire. je lui demande conseil. Il y a des gens aussi, des comportements, je sais comment il aurait réagi et ça me plaît d’imaginer ses réactions. Et puis je vois des petits signes, je me persuade souvent que c’est sa manière à lui de se rappeler à mon bon souvenir.
Je me construis encore grâce et avec lui.
Je pense, enfin je sais que quelque part, il est toujours avec moi.