Il y a un an une proposition de loi visant les sondages électoraux était votée à l’unanimité par le Sénat avant d’être finalement bloquée à l’Assemblée nationale, à quelques mois des échéances électorales. Pour les rapporteurs de ce texte, les sénateurs Sueur et Portelli, l’initiative législative, si elle n’a pas pu aboutir, a néanmoins permis des avancées notables à l’occasion de la campagne présidentielle et des élections législatives. Mardi 2 octobre, Délits d’Opinion a rouvert le débat en collaboration avec le CEVIPOF représenté par Jean Chiche. Pour nourrir ce débat, Délits d’Opinion et le CEVIPOF ont pu rassembler autour d’une même table le sénateur Jean-Pierre Sueur, les sondeurs Bruno Jeanbart et Brice Teinturier, et Eric Dupin, journaliste, bloggeur et spécialiste des sondages. Voici la synthèse des échanges (très riches) qui se sont déroulés lors de cette conférence-débat.
Les photos sont disponibles ici (crédit : Johnathan Tessier / Infos-reportages)
Pour Jean-Pierre Sueur, l’idée originelle consistait à bien indiquer que l’opinion publique n’est pas un objet car elle n’est pas la politique-action, celle qui contribue à améliorer la vie des citoyens. Selon le sénateur, cette proposition de loi visait à faire la lumière sur le travail de « sciences sociales » tel qu’il est présenté par les instituts. Ainsi, il mène un combat pour rendre obligatoire la méthode, les données brutes mais aussi le commanditaire, le payeur, le diffuseur, l’intégralité du questionnaire et la notice dédiée à la commission des sondages. Cette transparence complète est, selon lui, le seul moyen de désacraliser cet outil et le « chiffre » qui suscite tant de passions.
Aux yeux d’Eric Dupin, fin connaisseur du sujet, les sondages sont un mélange de « science et d’art », ce qui explique qu’il trouve l’exigence de transparence parfaitement légitime. Selon lui, la transparence instaurerait une concurrence vertueuse sur la qualité des données brutes. Cependant, cet ancien journaliste estime que c’est surtout le système médiatique et son évolution qui tend à complexifier l’usage et la pédagogie autour des enquêtes, notamment politiques. Il souligne les questions de financements et le recours presque maladif aux sondages pour raconter une histoire plutôt que de consacrer du temps à l’enquête et au terrain. Critiquant l’absence de journalistes spécialisés, notamment sur ce sujet, il évoque les erreurs d’interprétation, les commentaires infondés et les tragédies médiatiques construites sur une « course de chevaux » comme l’appelait Michel Rocard. Au final, il estime la loi et la démarche engagée il y a un an, mais demeure persuadé que c’est dans l’univers médiatique que réside le biais.
Pour Jean Chiche cette campagne a été l’une des plus réussies pour les instituts, aucun n’ayant été pris à défaut, évitant du même coup de tromper les citoyens. Selon lui, l’initiative du sénateur Sueur a joué un rôle majeur car elle a poussé les instituts à se remettre en question et à améliorer leurs productions. Selon Jean Chiche, il s’agit de faire encore plus de pédagogie et d’expliquer le sens des chiffres, des tendances et des marges d’erreur. Globalement, il insiste sur le problème principal qui se pose en ce moment : les modes de recueil. Selon lui, ce qui fait débat ce sont certains sondages aux résultats aberrants, notamment parce qu’on a changé le mode d’interview : un sondé peut répondre différemment selon qu’il a un enquêteur face à lui, au téléphone ou qu’il soit seul devant son écran. Les récentes fluctuations sur l’approbation du droit de vote des étrangers aux élections locales peuvent être analysées sous ce prisme. Or, cette dimension est très peu prise en compte par les médias et l’opinion.
Bruno Jeanbart qui dirige les études politiques à l’institut OpinionWay reconnait certains mérites à la proposition de loi qui a incité les instituts à faire encore mieux. Cependant il indique que face au nombre croissant de sondages et de données, la publication des « bruts » n’intéresse personne. A titre d’exemple, il indique avoir publié cela sur le site d’OpinionWay lors des dernières élections sans soulever la moindre réaction. A la question des « secrets de fabrication » il indique que la méthodologie est strictement la même dans tous les instituts et que seul le mode de recueil peut différer. A ses yeux, la proposition de loi proposait plusieurs pistes d’avancées intéressantes mais comportait des éléments encore trop éloignés de la réalité du terrain, comme par exemple la question de la rétribution des sondés en ligne. En conclusion, il a rejoint Eric Dupin sur le fait que la culture des sondages était très faible parmi les médias, ce qui a pour conséquence de focaliser l’attention sur le thermomètre et non sur le malade.
Enfin, Brice Teinturier a rejeté la césure entre les soi-disant « partisans du secret » et les « partisans de la transparence car il estime que le débat ne se pose pas en ces termes. Sur la publication des données brutes Brice Teinturier redoute avant tout l’exploitation politique qui pourrait en être faite. Selon lui, les responsables politiques seraient en capacité d’exploiter les chiffres et ainsi de déformer la réalité des tendances observées. A ses yeux, la vraie question est celle de l’usage médiatique des sondages, c’est sur ceci qu’il faut travailler. En effet, il rappelle qu’il est dans l’intérêt des sondeurs d’inciter les commentateurs à la prudence, distance vis-à-vis des sondages d’intentions de vote. Cependant, le directeur d’institut qu’il est indique que la publication d’une série de sondages qui donnent 49% / 51% » oblige à prendre la parole pour justifier ce choix, malgré la marge d’erreur. En conclusion, il estime que le débat ne devrait donc pas se concentrer uniquement sur les sondeurs mais qu’il devrait, a minima, regrouper les médias dont le rôle est crucial dans le dispositif d’information perçu dans sa globalité.