Le Mal dans la peau, de Gabriel Báñez – éd. La Dernière Goutte
Publié le par Mikaël DemetsDamien Daussen a 25 ans. Ancien séminariste devenu veilleur de nuit à la faculté de médecine après avoir renoncé à sa vocation, il s’ennuie, végète. Passe ses journées dans une pension, où il regarde les autres s’agiter comme si rien ne le concernait. Sa vie s’écoule mollement, dans une torpeur décuplée par l’écriture sobre, descriptive et posée de Gabriel Báñez. Coincé dans la tête de Daussen, le lecteur a l’impression de voir tourner le monde de loin, de très loin, tant la froideur et le détachement du jeune homme le rendent imperméable au moindre sentiment. Pourtant, on comprend rapidement que quelque chose ne colle pas. Des remarques déplacées, des réactions dissonantes. Quelques indices, dévoilés avec parcimonie, qui laissent deviner son parcours intellectuel, marqué par la religion et des groupuscules d’extrême droite. Et une fureur tapie derrière la léthargie de la prose de l’écrivain argentin, qui surgit soudain, brusque déraillement, avant de disparaître aussi vite.
Pour Damien Daussen, qui se décrit lui-même comme une “âme orageuse”, la vie s’apparente à “un exercice stérile”. Alors ses obsessions racistes remontent ponctuellement à la surface, comme lorsqu’un soir, il barbouille des croix gammées sur les murs de l’université. Et puis, surtout, il y a Rachel. Rachel la juive, qu’il retrouve souvent, le temps d’une balade au zoo, d’un concert ou d’un après-midi à l’hôtel, sans pour autant s’attacher à elle. Daussen entretient des relations malsaines avec les femmes, et ne trouve son plaisir que dans des rapports sexuels dominateurs, furtifs, enragés, au “contact obscène de sa peau sémite” qu’il désire “comme s’il s’agissait d’une proie”. Gabriel Báñez détaille cette relation dérangeante et fascinante qui lie l’antisémite et la juive malgré leur répulsion réciproque, mélange confus de sensualité et de violence. Comme si elle renouait, dans sa soumission, avec la souffrance de son peuple martyr. Comme si lui éprouvait, physiquement, charnellement même, l’étendue de sa haine, en se fondant dans ce qu’il abhorre – “Nous cherchons tous à ressembler à ce que nous craignons le plus”, répète-t-il souvent.
Dans ce roman de 1985, Gabriel Báñez (1951-2009) choisit de ne jamais faire exploser ses personnages, ni de briser la monotonie de l’action. Son écriture lancinante lui permet de s’approcher au plus près d’un malaise diffus, cette une pulsion macabre qui se nicherait au fond de chaque homme. En arrière-plan, la sauvagerie de la dictature et son cortège d’enlèvements, de tortures et d’humiliations fait écho à la tumeur abominable qui enfle chez Damien Daussen. Mise en exergue du roman, la citation tirée du film Portier de nuit de Liliana Cavani résume bien ce texte glaçant :
“C’est une relation entre victime et bourreau : une escalade dans chacun des deux rôles, et où chacun finit par se dissoudre dans l’autre. C’est ça, l’ambiguïté qui fait partie de la nature humaine. Et c’est pour ça qu’il faut partir du nazisme qui, en filigrane, sommeille en chacun de nous, partir de l’ambiguïté de notre nature.”