Karl Lagerfeld, entre « masstige » et personal branding (2/2)

Publié le 26 septembre 2012 par Transfomeds @Transfomeds

Karl Lagerfeld, nous l’avons vu dans notre précédent article, n’est jamais le dernier pour lancer de nouvelles tendances, que ce soit dans la mode ou dans le marketing. Le phénomène du « masstige » lancé en 2004 l’a révélé au grand public, lui qui était dans l’ombre de Chanel ou de Fendi depuis plusieurs décennies. Il a donc fait d’une pierre deux coups, profitant de sa soudaine présence sous les projecteurs pour inaugurer l’ère du « personal branding ».

Le terme n’est pas nouveau puisqu’il existe depuis le début des années 1980, mais la notion est aujourd’hui davantage associée à tous les ressorts de l’autopromotion dans le cadre de la gestion de l’identité numérique 2.0.  Ce sont notamment les réseaux sociaux qui ont permis l’avènement du marketing personnel pour le plus grand nombre, du blogueur influent à la collégienne modeuse en passant par le fanboy mégalomane. Entre les deux, et poussant le concept à son paroxysme, Karl Lagerfeld constitue un cas d’école de cette application des techniques de communication utilisées pour les marques à un individu. Pour une raison toute simple : Karl Lagerfeld est une marque.

Karl Lagerfeld, une marque à part entière, avec sa typographie et son logo.

Le « personal branding », vous l’aurez compris, consiste à appliquer les principes du »branding » à une personne, c’est-à-dire tous les leviers marketing qui font qu’une marque est forte, pérenne, différenciée et attractive. Il s’agit de se vendre, en démontrant son USP (Unique Selling Proposition), sa valeur ajoutée unique, celle qui vous démarque de la concurrence et vous permet d’optimiser votre visibilité.

A coup de bons mots et de petites phrases, comme son célèbre « Il n’y a plus de mode, rien que des vêtements », Karl Lagerfeld s’est d’abord imposé comme personnage médiatique incontournable. C’est le bon client par excellence, un brin provoc’ mais impeccablement photogénique, capable de s’afficher en duo très assorti avec Geneviève de Fontenay en couverture de Gala, comme de prêter sa voix au méchant du film Totally Spies.

C’est autour de l’an 2000 que le couturier s’ingénie à façonner sa propre légende. Grâce à une volonté de fer, il fond de 42 kg, transformant ainsi sa silhouette pour pouvoir rentrer dans les jeans slims en cuir d’Hedi Slimane. Il remise ses blouses à lavallières au placard pour se trouver un nouveau look SM chic qu’il ne quittera plus, créant ce personnage qu’il appelle « sa marionnette ». Sa panoplie  se compose d’une paire de mitaines cloutées, de lunettes noires XXL, de cheveux blancs poudrés retenus par un catogan, de chemises à cols hauts, et d’une pochette en cuir contenant ses iPhone aux coques à son effigie.  Cela suffit pour définir un personnage, intemporel, iconique, à la manière des Tintin, Lucky Luke ou Superman, toujours vêtus de la même façon, figés pour l’éternité. Ses propos sont limpides : « Je ne veux pas être une réalité dans la vie des autres, je veux être comme une apparition », ou encore : « Je suis comme une caricature de moi-même. C’est comme un masque. Pour moi le Carnaval de Venise, c’est toute l’année ». Lagerfeld s’invente, comme un personnage de fiction.

Karl Lagerfeld incarne déjà une marque en puissance, préfigurant le logo stylisé le représentant, qui s’impose comme une évidence, de la même façon que le Bibendum Michelin ou que la Vache qui rit. Karl Lagerfeld n’est plus un homme, c’est une silhouette unique, c’est un nom connu dans le monde entier, c’est une marque déposée. Preuve de cette accession au rang de grande marque de luxe, son nom a un tel potentiel que les autres marques se l’arrachent. Lagerfeld, dépassant une nouvelle fois les frontières d’un genre, transcende le « personal branding » en devenant le pape du « personal co-branding ».

Toujours avec cette esprit de provocation et d’imprévisibilité qui le caractérise, il associe son image à à peu près tout et n’importe quoi, sa maîtrise du second degré et de l’auto-parodie lui permettant de ne  pas écorner son image lorsqu’il s’associe à des marques plus « cheap » qu’à l’habitude. Devenu champion du cobranding, Lagerfeld est omniprésent. Outre ses multiples casquettes professionnelles, on le voit en poupée dans les vitrines du Printemps, en palette de maquillage chez Sephora (le « Karléidoscope »), en gilet jaune pour la sécurité routière, en voiture pour Volkswagen, en vendeur de glaces pour Magnum, en bûche de Noël chez Lenôtre, sur les affiches de métro pour Coca-Cola Light, les abribus, les 4×3 des rues passantes, bref, partout.

Karl Lagerfeld et le cobranding, une histoire d’amour bien féconde…

Mais le vrai succès pour une marque, son apothéose, c’est l’obtention du label de « marque culte », son passage dans le langage courant, dans les discussions de tous les jours, sa vulgarisation estampillée pop culture. Karl Lagerfeld n’a évidemment pas daigné attendre de devenir un nom commun, – un comble pour celui qui déclare n’avoir aucun sens de la normalité-, et a préféré prendre les devants en multipliant les apparitions dans les films, les dessins animés ou les jeux vidéos. Sans être exhaustifs, voici encore quelques exemples : il a joué son propre rôle dans La Doublure de Francis Veber, mais aussi dans Grand Theft Auto IV sous le nom de DJ Karl, a posé sa voix sur le morceau Rondo Parisiano du groupe SomethingALaMode, et a même incarné Dieu auprès de Snoop Dog dans un clip de Jean Roch.

Et la pop culture a fini par accueillir par la grande porte celui qui ne cessait de rentrer par la fenêtre. Seule personnalité de la mode à avoir sa marionnette dans Les Guignols de l’info dès 1997, on donne même son nom à un poney dans un épisode de My Little Poney. Il est cité dans de nombreux romans, comme sans surprise Le Diable s’habille en Prada, mais la consécration de la pop culture, il faut bien l’avouer, c’est finalement d’être un personnage secondaire de Houellebecq, à l’instar de Jean-Pierre Pernaut.

Il faut dire que Karl Lagerfeld sait faire parler de lui. Il ne dédaigne pas une petite polémique de temps en temps, qu’il lance à coup de phrases assassines : « La mode n’est pas faite pour les cloches, alors dites à Aymeric Brias d’aller sonner Pâques ailleurs que chez moi », ou défiant le politiquement correct : « Personne ne veut voir de femmes rondes dans la mode ». On lui pardonne tout, bien sûr, parce que c’est Karl, et puis parce qu’il a le sens de la formule. Il y a un peu de Guitry en lui lorsqu’il déclare : « Je me souviens d’une créatrice qui disait que ses robes n’étaient portées que par des femmes intelligentes. Evidemment, elle a fait faillite ». Il peut tout se permettre, il le sait, et il s’en amuse.

Tout ce qui a un parfum de scandale et de provocation l’intéresse, comme l’occasion d’un nouveau coup de pub retentissant et inattendu. Il faut dire que grâce à son statut de Pape de la mode, Lagerfeld est un faiseur de rois. Alors finalement, quoi de plus naturel suivant cette logique que d’anoblir Zahia, ancienne escort-girl qui dérange, parce qu’elle ne doit sa célébrité qu’à ses fréquentations (rémunérées) au sein de l’équipe de France de football…

Zahia immortalisée par Karl Lagerfeld pour le lancement de sa collection de lingerie en janvier 2012

Zahia, c’est une aubaine pour un Lagerfeld. Choquante, décriée, la fausse blonde au physique de cartoon, qui a tout de la poupée gonflable (jusqu’à l’intelligence, comme en témoignent ses interviews), est à la fois (femme-)objet de fantasme et de rejet. Elle est le stéréotype du phénomène passager, de la starlette d’un instant que les médias utilisent, usent puis jettent sans scrupules, comme le it-bag de la saison dernière, qui s’affichait au bras de tous dans les magazines et qui a soudainement disparu des rayons. Zahia et Lagerfeld côte à côte incarnent les deux versants de la mode, l’éphémère aux accents provocateurs d’un côté, et l’image éternelle d’une élégance figée de l’autre. Karl est l’incarnation intemporelle, l’image d’une grande maison comme Chanel, et Zahia, sa nouvelle collection, témoin d’une époque, fanfreluche futile qui s’arrache l’espace d’une saison. On reconnaît là l’ironie du couturier-pygmalion : la poule de luxe, comme la robe de luxe, ne sert pas à grand-chose, coûte cher, est vite démodée, mais c’est joli et ça fait parler.

Comme le dit lui-même Lagerfeld, « la mode c’est injuste, dangereux, cruel, et c’est éphémère ». Mais lui est là pour durer, justement grâce à tout ce déploiement stratégique de « personal branding », qui a installé le couturier comme une marque incontournable, une valeur sûre et unique, et qui lui assure qu’il a encore de beaux jours devant lui.