Lorsqu’il s’agit d’aborder ce que l’on appelle la « crise de l’industrie du disque », quelques thèmes récurrents sont évoqués : les débats sur le droit de la propriété intellectuelle, la loi Hadopi en France, les projets de lois américains ACTA, SOPA… Pourtant, un autre phénomène tout aussi important semble occulté par le reste, celui de la « guerre du volume ».
On entend communément par cette appellation belliqueuse la tendance de l’industrie musicale, des chaînes de radio et de télévision à réduire depuis une vingtaine d’années la dynamique sonore lors du mixage et du mastering des albums commercialisés. Cette pratique, aussi appelée « course au volume », peut être sommairement résumée ainsi : les ingénieurs du son, musiciens et managers tendent à produire une musique qui réduit l’écart entre les moments calmes des chansons et les moments plus forts. Le résultat est ainsi censé « accrocher » plus rapidement l’auditeur en lui proposant les travaux de son artiste préféré à un volume intrinsèquement plus élevé, indépendamment du contrôle qu’il peut en avoir sur ses appareils de lecture audio.
La vidéo ci-dessous résume bien le procédé qui, s’il est moins présent dans des genres comme le jazz, s’est étendu jusqu’aux remasterisations des albums sortis avant la maîtrise technique du format CD au milieu des années 1980.
Depuis la pérennisation des formats numériques, la « guerre » a pris un nouveau tournant, puisque l’effet de compression et de « rognage » des variations sonores est démultiplié par le passage aux premiers mp3.
Un rapide coup d’oeil à l’histoire récente montre toutefois que cette problématique existe depuis la montée en puissance de la « pop music » dans les années 1950, avec l’apparition du jazz puis du rock’n'roll. Les studios d’enregistrements ont dû effectuer une nécessaire adaptation de leur matériel et de leur technique à un certain format de chansons, très largement influencé par le modèle anglo-saxon, à l’arrivée des radios comme instrument de promotion de la musique, et surtout à l’usage systématique à partir des années 1960 d’instruments électrifiés (et électronisés à partir des années 1980). Comme pour d’autres nombreuses évolutions, ce sont les baby-boomers qui ont joué le rôle de cobayes. Les Beatles passaient leur temps à demander à Parlophone de graver leurs morceaux sur des vinyls plus épais pour obtenir un son de basse plus imposant. Le très étoffé « wall of sound », qui a fait la gloire du producteur Phil Spector, reposait essentiellement sur la compression au maximum des instruments pour que les singles ne soient pas limités lorsqu’ils étaient diffusés sur les petits transistors des années 60 ou des jukeboxs.
C’est une question de mode et d’effet d’entraînement : à la même époque, les labels envoyaient des compilations de singles sur un seul vinyl aux stations de radio, et si un groupe avait l’impression que son titre sonnait moins fort que celui d’un de ses concurrents, il appelait son ingénieur du son et lui demandait de remasteriser le titre jusqu’à ce qu’il soit poussé au maximum, selon le désormais célèbre théorème brillamment exposé par Nigel Tufnel :
Plus récemment, une étude publiée sur le site Nature.com par des scientifiques espagnols a proposé une étude quantitative de l’évolution de la musique populaire occidentale, à travers l’analyse statistique de 464 411 morceaux enregistrés entre 1955 et 2010. Les conclusions de ce travail titanesque révèlent une situation qui va plus loin qu’une simple course au volume.
Malgré une relative préservation globale des variations dynamiques, le format numérique reste encore difficilement capable de reproduire ces variations, et les prévisions de son emploi pour les années à venir n’augurent pas vraiment de changement. Les auteurs concluent que l’évolution de la musique depuis ces cinquante dernières années indique « moins de variété dans les transitions entre hauteur de notes, une homogénéisation du timbre des instruments, et des dynamiques toujours plus fortes et toujours moins changeantes ». Ce qui nous amène à la situation suivante : Céline Dion et Ricky Martin sonnent plus fort qu’AC/DC.
Il est regrettable que l’intérêt pour l’avenir de ces techniques reste cantonné à des professionnels de l’enregistrement encore minoritaires dans leur corporation ou à des spécialistes de l’histoire de la musique. Au-delà des enjeux économiques et productifs de l’industrie musicale, ce sont les capacités d’écoute et d’appréciation de la musique par l’être humain qui continuent de se réduire comme peau de chagrin, quel que soit le genre (classique, jazz, rock, rap…). Si la « guerre du volume » n’est pas incluse dans les grands débats nationaux et internationaux sur les modes de production et de distribution de la musique, c’est probablement parce qu’elle implique une remise en cause qualitative de la musique elle-même. Une réflexion difficile à promouvoir lorsque les principaux intéressés sont obnubilés par une alternative caricaturale opposant « les pirates meurtriers de l’art » aux « gardiens de la propriété intellectuelle », ou « les défenseurs de la gratuité de la culture » aux « oligarques de la musique ».
Même si une très large majorité d’auditeurs est peu affectée par cette « guerre » parce qu’elle profite simplement de la musique pour passer un bon moment, ce qui est parfaitement légitime, l’arrivée d’Internet et de multiples plateformes d’écoute, de composition et d’échange critique en ligne sur le cinquième art change néanmoins la donne pour les nouvelles générations. Si celles-ci ne sont pas forcément plus versées dans les discussions techniques et musicologiques que leurs ascendantes, ni même invariablement plus cultivées, elles paraissent avoir des velléités analytiques plus importantes. Et après tout, si les fans de Radiohead ou de Nine Inch Nails ont soutenu l’initiative de leurs groupes préférés pour remettre en cause le mode de distribution majoritaire de la musique, pourquoi ne feraient-ils pas de même à propos de la qualité du son qui sort de leurs enceintes ou de leurs écouteurs ?
Récemment, un cas a fourni à la « guerre » sa polémique la plus large. Death Magnetic, album de Metallica sorti en 2008, reste l’exemple contemporain le plus parlant de la loudness war. Après une série de disques à la qualité très contestable, le plus grand groupe de musiques dite « extrêmes » (plus de cent millions d’exemplaires vendus, du thrash metal de Ride The Lightning au hard rock du Black Album) livre avec DM dix morceaux considérés comme un retour à leur son et leur style d’origine, l’ensemble ayant reçu un accueil critique plutôt favorable. Cependant, le fait que la version de l’album téléchargeable pour le jeu Guitar Hero soit d’une bien meilleure qualité en terme de dynamiques et de volume que celle vendue sur le format CD a très vite attisé la colère des fans. Cela révèle une nouvelle donne des supports : le format numérique n’est plus systématiquement décrié comme le « parent pauvre » de l’enregistrement en matière de variations sonores. La différence est impossible à manquer, et le schéma ci-dessous témoigne à quel point certains artistes, producteurs et managers peuvent bâcler le format distribué :
Pour conclure sur une note plus enthousiaste, rappelons que des initiatives comme celles de l’organisation Turn Me Up ! plaident pour un mastering débarrassé de cette injonction au volume extrême. De même, Greg Reierson, ingénieur en mastering et fondateur de Rare Form Mastering, a récemment écrit que la « guerre du volume » était terminée, ou était tout du moins condamnée à disparaître, en présentant des arguments intéressants :
L’actuelle « guerre du volume » est héritée du format CD et de la capacité de diffuser un morceau du CD « A » au même niveau qu’un morceau du CD « B ». (…) Aucun artiste ne veut que sa musique sonne moins forte que celle d’un autre. C’est la nature humaine. (…) La solution à ce problème est de trouver un moyen de régler automatiquement le son par morceau ou par album. Cela peut être fait en lançant un algorithme qui détermine le niveau sonore perçu d’un morceau ou album donné, et règle le volume plus fort ou moins fort vers un équilibre. De nombreux lecteurs media ont déjà mis en place des premières versions de cette idée. iTunes a Sound Check, d’autres utilisent Replay Gain (…) Ce ne sont pas des méthodes bêtes qui ne font qu’utiliser un compresseur, ce sont des algorithmes sophistiqués qui prennent en compte sur le long terme les éléments dynamiques d’un morceau ou d’un album entier. Avec ce type de système, un mixage compressé uniquement pour rendre la musique plus forte ne sera pas diffusé (par un lecteur media) plus fort qu’un autre genre dans une bibliothèque musicale.
Quel que soit le genre, le matériel employé ou le niveau technique des musiciens, les mélodies et rythmes pensés par leurs créateurs ne doivent pas être dénaturés par le rouleau compresseur de la « guerre du volume », à moins de vouloir que le procès en « barbarismes sonores » parfois intenté à la musique populaire continue à être en partie fondé.