Discours de Thomas SANKARA à Addis-Abeba, le 29 Juillet 1987, quelques mois avant sa mort. Au sujet du fonctionnement de l’OUA C’est pourquoi je voudrais proposer, Monsieur le président, que nous établissions un barème de sanctions pour les chefs d’États qui ne répondent pas présents à l’appel. Faisons en sorte que par un ensemble de points de bonne conduite, ceux qui viennent régulièrement, comme nous par exemple, (rires de l’assistance et regard sage de Yasser Arafat) puissent être soutenus dans certains de leurs efforts. Exemple : les projets que nous soumettons à la BAD, la Banque africaine de développement doivent être affectés d’un coefficient d’africanité (applaudissements). Les moins africains seront pénalisés. Comme cela tout le monde viendra aux réunions ici...
“Sankara est la lumière au bout du tunnel”
Au sujet de la dette des pays africains Nous estimons que la dette s’analyse d’abord de par ses origines. Les origines de la dette remontent aux origines du colonialisme . Ceux qui nous ont prêté de l’argent, ce sont ceux-là qui nous ont colonisés. Ce sont les mêmes qui géraient les États et les économies. Ce sont les colonisateurs qui endettaient l’Afrique auprès des bailleurs de fonds, leurs frères et cousins (regards approbateurs de Kenneth Kaunda et attentifs de Samora Machel).Nous étions étrangers à cette dette, nous ne pouvons donc pas la payer. La dette, c’est encore les néocolonialistes ou les colonisateurs qui se sont transformés en assistants techniques. En fait, nous devrions dire qui se sont transformés en assassins techniques. Et ce sont eux qui nous ont proposé des sources de financement, des bailleurs de fonds, un terme que l’on emploie chaque jour comme s’il y avait des hommes dont le bâillement suffisait à créer le développement chez d’autres. Ces bailleurs de fonds nous ont été conseillés, recommandés. On nous a présenté des montages financiers alléchants, des dossiers. Nous nous sommes endettés pour cinquante ans, soixante ans et même plus. C’est-à-dire que l’on nous a amenés à compromettre nos peuples pendant cinquante ans et plus. Mais la dette, sous sa forme actuelle, contrôlée et dominée par l’impérialisme, est une reconquête savamment organisée, pour que l’Afrique, sa croissance et son développement obéissent à des paliers, à des normes qui nous sont totalement étrangères, faisant en sorte que chacun de nous devienne l’esclave financier, c’est-à-dire l’esclave tout court, de ceux qui ont eu l’opportunité, la ruse, la fourberie de placer des fonds chez nous avec l’obligation de rembourser. On nous dit de rembourser la dette. Ce n’est pas une question morale, ce n’est point une question de ce prétendu honneur que de rembourser ou de ne pas rembourser. Monsieur le président, nous avons écouté et applaudi le premier ministre de Norvège lorsqu’elle est intervenue ici même. Elle a dit, elle qui est européenne, que toute la dette ne peut pas être remboursée. Je voudrais simplement la compléter et dire que la dette ne peut pas être remboursée. La dette ne peut pas être remboursée parce que d’abord si nous ne payons pas, nos bailleurs de fonds ne mourront pas. Soyons-en sûrs. Par contre si nous payons, c’est nous qui allons mourir. Soyons-en sûrs également. Ceux qui nous ont amenés...ceux qui nous ont conduits à l’endettement ont joué comme dans un casino. Tant qu’ils gagnaient, il n’y avait point de débat. Maintenant qu’ils ont perdu au jeu, ils nous exigent le remboursement. Et on parle de crise. Non, Monsieur le président, ils ont joué, ils ont perdu, c’est la règle du jeu. Et la vie continue. (Applaudissements) Nous ne pouvons pas rembourser la dette parce que nous n’avons pas de quoi payer. Nous ne pouvons pas rembourser la dette parce que nous ne sommes pas responsables de la dette. Nous ne pouvons pas payer la dette parce qu’au contraire les autres nous doivent ce que les plus grandes richesses ne pourront jamais payer, c’est-à-dire la dette de sang. C’est notre sang qui a été versé. On parle du Plan Marshall qui a refait l’Europe économique. Mais l’on ne parle pas du Plan africain qui a permis à l’Europe de faire face aux hordes hitlériennes lorsque leurs économies étaient menacées, leurs stabilités étaient menacées.
Qui a sauvé l’Europe ? C’est l’Afrique.
On en parle très peu. On en parle si peu que nous ne pouvons, nous, être complices de ce silence ingrat. Si les autres ne peuvent pas chanter nos louanges, nous en avons au moins le devoir de dire que nos pères furent courageux et que nos anciens combattants ont sauvé l’Europe et finalement ont permis au monde de se débarrasser du nazisme. La dette, c’est aussi la conséquence des affrontements. Et lorsque on nous parle aujourd’hui de crise économique, on oublie de nous dire que la crise n’est pas venue de façon subite. La crise existe de tout temps et elle ira en s’aggravant chaque fois que les masses populaires seront de plus en plus conscientes de leurs droits face aux exploiteurs. Il y a crise aujourd’hui parce que les masses refusent que les richesses soient concentrées entre les mains de quelques individus. Il y a crise parce que quelques individus déposent dans des banques à l’étranger des sommes colossales qui suffiraient à développer l’Afrique. Il y a crise parce que face à ces richesses individuelles que l’on peut nommer, les masses populaires refusent de vivre dans les ghettos et dans les bas quartiers. Il y a crise parce que les peuples partout refusent d’être dans Soweto face à Johannesburg. Il y a donc lutte et l’exacerbation de cette lutte amène les tenants du pouvoir financier à s’inquiéter. On nous demande aujourd’hui d’être complices de la recherche d’un équilibre. Équilibre en faveur des tenants du pouvoir financier. Équilibre au détriment de nos masses populaires. Non ! Nous ne pouvons pas être complices. Non ; nous ne pouvons pas accompagner ceux qui sucent le sang de nos peuples et qui vivent de la sueur de nos peuples. Nous ne pouvons pas les accompagner dans leurs démarches assassines. Monsieur le président : Nous entendons parler de clubs, club de Rome, club de Paris, club de Partout. Nous entendons parler du groupe des cinq, des sept, du groupe des dix, peut-être du groupe des cent, que sais-je encore ? Il est normal que nous créons notre club et notre groupe. Faisons en sorte que dès aujourd’hui Addis-Abeba devienne également le siège, le centre d’ou partira le souffle nouveau : Le Club d’Addis-Abeba. Nous avons le devoir aujourd’hui de créer le front uni du Club d’Addis-Abeba contre la dette. Ce n’est que de cette façon que nous pourrons dire aux autres, qu’en refusant de payer, nous ne venons pas dans une démarche belliqueuse mais au contraire dans une démarche fraternelle pour dire ce qui est. Du reste les masses populaires en Europe ne sont pas opposées aux masses populaires en Afrique. Mais Ceux qui veulent exploiter l’Afrique sont les mêmes qui exploitent l’Europe. Nous avons un ennemi commun. Donc notre club parti d’Addis-Abeba devra également dire aux uns et aux autres que la dette ne saura être payée. Quand nous disons que la dette ne saurait être payée ce n’est point que nous sommes contre la morale, la dignité, le respect de la parole. Nous estimons que nous n’avons pas la même morale que les autres. Entre le riche et le pauvre, il n’y a pas la même morale. La Bible, le Coran, ne peuvent pas servir de la même manière celui qui exploite le peuple et celui qui est exploité. Il faudra qu’il y ait deux éditions de la Bible et deux éditions du Coran. (Applaudissements) Nous ne pouvons pas accepter que l’on nous parle de dignité. Nous ne pouvons pas accepter que l’on nous parle du mérite de ceux qui paient et de perte de confiance vis-à-vis de ceux qui ne paieraient pas. Nous devons au contraire dire que c’est normal aujourd’hui. Nous devons au contraire reconnaître que les plus grands voleurs sont les plus riches. Un pauvre quand il vole ne commet qu’un larcin, une peccadille tout juste pour survivre et par nécessité. Les riches, ce sont eux qui volent le fisc, les douanes et qui exploitent les peuples. Monsieur le président, ma proposition ne vise pas tout simplement à provoquer ou à faire du spectacle. Je voudrais dire ce que chacun de nous pense et souhaite. Qui ici ne souhaite pas que la dette soit purement et simplement effacée ? Celui qui ne le souhaite pas, il peut sortir, prendre son avion et aller tout de suite à la banque mondiale payer. Nous tous le souhaitons. (rires et applaudissements) Ma proposition n’est pas non plus... Je ne voudrais pas qu’on prenne la proposition du Burkina Faso comme celle qui viendrait de la part de jeunes sans maturité, sans expérience. Je ne voudrais pas non plus qu’on pense qu’il n’y a que des révolutionnaires à parler de cette façon. Je voudrais qu’on admette simplement que c’est l’objectivité et l’obligation. Et je peux citer, dans les exemples de ceux qui ont dit de ne pas payer la dette, des révolutionnaires, comme des non révolutionnaires, des jeunes comme des vieux. Je citerai par exemple, Fidel Castro a déjà dit de ne pas payer, il n’a pas mon age, même s’il est révolutionnaire. Mais je pourrais citer également François Mitterrand qui a dit que les pays africains ne pouvaient pas payer, les pays pauvres ne peuvent pas payer. Je pourrais citer madame le premier ministre...je ne connais pas son age et je m’en voudrais de le lui demander. Mais...(rires) c’est un exemple. Je voudrais citer également Félix Houphouët Boigny, il n’a pas mon age. Cependant il a déclaré officiellement et publiquement, du moins pour ce qui concerne son pays, la Côte d’Ivoire ne peut pas payer. Or, la Côte d’ivoire est classée parmi les pays les plus aisés d’Afrique, au moins d’Afrique francophone. C’est pourquoi il est normal qu’elle paye plus, en contribution, ici (éclats de rires).Et je voudrais terminer en disant que chaque fois qu’un pays africain achète une arme, c’est contre un Africain.
Ce n’est pas contre un Européen, ce n’est pas contre un Asiatique, c’est contre un Africain. Par conséquent nous devons également dans la lancée de la résolution de la question de la dette trouver une solution au problème de l’armement. Je suis militaire et je porte une arme. Mais Monsieur le président, je voudrais que nous nous désarmions. Parce que moi je porte l’unique arme que je possède, d’autres ont camouflé les armes qu’ils ont. (rires et applaudissement) Alors, chers frères, avec le soutien de tous, nous pourrons faire la paix chez nous. Nous pourrons également utiliser ses immenses potentialités pour développer l’Afrique parce que notre sol et notre sous-sol sont riches. Nous avons suffisamment de bras et nous avons un marché immense, très vaste du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest. Nous avons suffisamment de capacité intellectuelle pour créer ou tout au moins prendre la technologie et la science partout où nous pourrons les trouver. Monsieur le président, faisons en sorte que nous mettions au point ce front uni d’Addis-Abeba contre la dette. Faisons en sorte que ce soit à partir d’Addis-Abeba que nous décidions de limiter la course aux armements entre pays faibles et pauvres. Les gourdins et les coutelas que nous achetons sont inutiles. Faisons en sorte également que le marché africain soit le marché des Africains : produire en Afrique, transformer en Afrique et consommer en Afrique. Produisons ce dont nous avons besoin et consommons ce que nous produisons au lieu de l’importer. Le Burkina Faso est venu vous exposer ici la cotonnade, produite au Burkina Faso, tissée au Burkina Faso, cousue au Burkina Faso pour habiller les Burkinabé. Ma délégation et moi-même, nous sommes habillés par nos tisserands, nos paysans. Il n’y a pas un seul fil qui vienne de l’Europe ou de l’Amérique. (applaudissements) Je ne fais pas un défilé de mode mais je voudrais simplement dire que nous devons accepter de vivre africain. C’est la seule façon de vivre libre et de vivre digne . Je vous remercie, Monsieur le président. La patrie ou la mort, nous vaincrons. (applaudissements nourris)Source:
http://www.africamaat.com/Discours-de-Thomas-SANKARA