Quand je découvre le Hip Hop au début des années 90, je découvre une musique encore très pure. Des groupes comme les Beastie Boys ou Run DMC ont déjà vendus plusieurs millions d'albums aux Etats-Unis mais surtout par la grâce de singles à tendance rock ("Walk This Way" pour Run DMC et "Fight For Your Right" pour les Beastie Boys). Le genre n'a pas encore amorcé son tournant réellement commercial. Ca paraît assez dingue d'écrire ça aujourd'hui, maintenant qu'il est partout, mais écouter du Hip Hop il y a encore 15 ans, c'était vraiment un truc "radical" : ça n'intéressait pas les filles; on se moquait de vous avec vos baggy jeans; vos parents vous disaient d'arrêter d'écouter cette musique de sauvage. En gros, vous étiez incompris. Et ça tombait bien parce que, de toute façon, vous aviez 14 ans! Vous aviez alors l'impression d'être un être de lumière montrant le chemin aux hommes de peu de volonté. Le Hip Hop était la musique du futur. Vous le saviez. Vos potes le savaient. Restait plus qu'à convaincre le reste de l'humanité.
Et il faudra quelques dizaines d'années pour qu'elle s'en rende compte, qu'elle comprenne que vous aviez raison. Oui, après toutes ces années de marginalisation, l'humanité admet enfin que vous étiez dans le vrai. Le Hip Hop n'est plus une musique du futur, c'est une musique du présent et vos années de galère appartiennent au passé. Car c'est un fait : vous viviez un âge d'or. Ces albums indémodables que les kids écoutent encore - envieux - vous les avez achetés à leur sortie. "The Chronic" de Dr Dre, "Doggystyle" de Snoop Dogg, "Black Sunday" de Cypress Hill, "Southernplayalisticadillacmusisk" de Outkast, "The Infamous" de Mobb Deep, "The Main Ingredient" de Pete Rock & CL Smooth, "Fear Of A Black Planet" de Public Enemy ou "Enter The Wu-Tang" de Wu-Tang Clan, "Bizarre Ryde II The Pharcyde" de The Pharcyde et j'en passe des dizaines d'autres. A force d'écoutes successives et multiples au walkman, ces albums ont épuisé un nombre incalculable de K7. Tandis que la semelle de mes Timberland s'usaient sur le bitume, ces albums restaient, inusables. Encore aujourd'hui, ce sont les albums que j'écoute le plus. Ce sont des albums que l'on appelle aujourd'hui, "Classique".
Et s'ils tiennent tant le coup, c'est peut-être pour une raison. Ils étaient purs. Ils étaient conçus pour plaire et se vendre évidemment mais pas uniquement. Ces albums étaient conçus comme des albums, des vrais, comme une succession de titres avec une cohérence, un ordre bien précis entre eux, pas comme une succession de singles. Tous ces albums étaient tous produits par une seule voire deux ou trois personnes. Rarement plus. Tous les titres s'accordaient, s'enchaînaient, avaient une couleur commune, étaient cohérents entre eux. Il y avait un son, une ambiance reconnaissable entre milles. Les albums avaient une intro, des interlude. Ces albums étaient comme des films. Pas question de les écouter à moitié, de les prendre à la fin ou, au contraire, de s'arrêter après 10 minutes. Ces albums avaient un metteur en scène, une personne pour diriger l'ensemble, le coordonner. Ces metteurs en scène s'appelaient Dr Dre, J-Swift, DJ Premier, Pete Rock, RZA, Organized Noize, DJ Muggs qui sont devenus des légendes au même titre que les rappeurs qui posaient leur nom en gros sur la pochette.
Sauf qu'en quinze ans, le Hip Hop a changé, beaucoup changé. Entre 1990 et 1995, je peux vous sortir une liste grande comme mon bras de ces albums. Sur ces dix dernières années, je vais sérieusement galérer. Dans le Hip Hop contemporain, l'album (d'un peu tous les genre mais spécifiquement pour le rap) n'est qu'un accessoire marketing, le support d'une liste de singles, le tiroir pour y ranger les chansons sur iTunes. Par exemple, sur le dernier album en date de Lil' Wayne, on compte autant de producteurs que de morceaux. Ils sont douze producteurs chez Drake. Idem sur l'album de Yelawolf. Même sur un album comme "Watch The Throne" de Jay-Z et Kanye West (lui-même seul producteur de ses albums habituellement), les producteurs s'enchaînent comme autant de styles, de genres. Où est l'unité, l'ambiance, la cohérence des albums précédemment cités ?
Il y a trop d'argent dans le rap. Beaucoup trop. Cette musique n'a jamais été faite pour ça. Cette musique, c'est 50% de rage et 50% de démerde. Je n'ai jamais autant aimé cette musique que, lorsqu'avec mon collègue de rimes, on se démerdait pour trouver des instrus sur des Face B, qu'on tentait comme on pouvait de s'enregistrer sur des K7 avec des magneto-phones pourris, qu'on écrivait nos rimes sur des cahiers de notes et qu'on faisait des freestyles sur la radio universitaire. Bien sûr, c'est extrême mais cette musique a toujours été faite pour être pratiquée par TOUS avec des moyens minimums et, au tournant des années 2000, la fascination de l'argent de certains (Master P, Cash Money...) a foutu tout en l'air, tout contaminé, les idéaux les premiers.
Je n'arrive donc plus à voir où sont les "Classiques". Par exemple, The Source, notre Bible à tous, fans de Hip Hop dans les années 90, préfère aujourd'hui réévaluer certains "vieux albums" que de donner ses fameux "5 mics" (15 albums en 21 ans) à de nouveaux albums. Car il faut bien avouer que les "5 mics" de ces dix dernières années ("The Naked Truth" de Lil Kim, "Trill OG" de Bun B et "The Fix" de Scarface) tiennent pas vraiment la distance face au "AmeriKKKa's Most Wanted" de Ice Cube, au "Low End Theory" de A Tribe Called Quest ou au "Aquemini" de Outkast. Les "Classique" ont disparu. En récompensant coup sur coup deux albums "à l'ancienne" en 2001 ("The Blueprint" de Jay-Z et le "Stillmatic" de Nas), le magazine sonnait alors clairement, malgré lui, la fin d'un âge d'or. Il n'y a plus guère que Kanye West (en solo) pour continuer à faire ce genre d'albums cohérents, intelligents et commercialement viables dont on peut être certain qu'ils seront toujours écouté dans dix ou vingt ans (le dernier "5 mics" de The Source a été attribué à raison à "My Beautiful Dark Twisted Fantasy" en 2010). Moins connus, je citerais également Cunninlynguists ou Clipse.
Pourtant, depuis deux ou trois ans, quelque chose a changé. C'est en feuilletant les tops albums des magazines spécialisés qu'on s'en rend compte. Les premières places ne sont plus trustés par des poids lourds millionaires du genre aux albums studios ultra-chiadés mais par des petits jeunes, souvent totalement inconnus quelques mois plus tôt. Internet a changé la donne. Quand les rappeurs se faisaient autrefois remarqués par des freestyle sur des mixtapes de DJ ou par quelques rimes bien posés sur des albums de rappeurs superstars du même quartier, du même gang ou même de la même famille, les nouveaux rappeurs - souvent très jeunes - font tout, tout seul. Les ordinateurs permettent de créer sa musique à moindre frais, Internet permet de l'offrir au monde et les caméras numériques à bas prix permettent même de créer sa propre imagerie avec des clips. Dans les tops albums de ces dernières années, on a donc vu émerger des gens comme Mac Miller, J.Cole, Kendrick Lamar, The Weeknd, The Cool Kids, Kid Cudi, Earl Sweatshirt et la clique de Odd Future, Danny Brown et j'en passe des dizaines d'autres. Et tous sont devenus "célèbres" par le même moyen : en mettant à disposition gratuitement ce que Wikipedia appelle Mixtape sans que ça ait beaucoup à voir avec une "vraie" mixtape, celle qui révélait les rappeurs dans les années 90, celle qui était produite "à la chaîne" par des milliers de DJ à travers les Etats-Unis (Funkmaster Flex, DJ Clue, DJ Evil Dee ou Kid Cudi pour citer les noms phares de l'époque).
Fini les simples instrumentaux sur lesquels le rappeur posaient sa voix avec le DJ hurlant son nom toutes les 30 secondes. Fini les scratchs plus ou moins hasardeux. Fini les enchaînements. Fini les mixtapes conçues comme outil marketing pour la sortie prochaine d'un album. La mixtape de rappeur des années 2010, contrairement à la mixtape de DJ des années 90 et 2000, a tout d'un album : production et rimes 100% originales ! Et soudain, la passion renaît. Avec ces albums, les B-Boys des années 2010 retrouvent la fraîcheur que leurs prédécesseurs avaient définitivement perdus, noyés sous des litres de Champagne et asphyxiés par leur chaîne en or. Ces mecs ne viennent pas forcément du Queens comme Mobb Deep ou Nas, de Staten Island comme le Wu-Tang, de la Nouvelle-Orléans comme Lil Wayne ou d'Atlanta comme Outkast. Ils viennent de partout, de Pittsburgh, d'Alabama, de Caroline du Nord, de Toronto. Ils n'ont pas fait partie du même gang que Snoop Dogg. Ils n'ont pas juste briller sur une ou deux rimes d'un tube de Jay-Z. Ils ont montré qu'ils savaient écrire, produire et déchirer le micro quand il le fallait. Seul la rage et la débrouille priment - à nouveau.
Sans pression de labels, sans contraintes créatives et avec la folle envie de percer et de montrer ce qu'ils savent faire, ces jeunes b-boys retrouvent la passion de leur aînés. Sans objectif commercial, l'album étant la plupart du temps distribué gratuitement sur le net, ils samplent à tout-va des groupes de musique alternatives, comme leurs aînés samplaient à tout-va James Brown sans se préoccuper de copyrights et royalties. Ils écrivent des paroles brillantes et réalisent des vidéos honnêtes, sans bling bling et souvent plus chiadés que des superproductions d'Eminem et consorts. L'objectif est de se faire repérer en appliquant les recettes les plus démocratiques qui soient : celui qui a le plus de fans sur Facebook et le plus d'articles de blog remportent la mise. Fini les démo piochés aléatoirement par un directeur artistique qui n'y connaît rien ou les copinages. Voilà comment on crée de nouveau des "Classiques". Il est trop tôt pour dire si "XXX" de Danny Brown, "The Bake Sale" EP des Cool Kids, "The Warm Up", "Overly Dedicated" de Kendrick Lamar, "KIDS" de Mac Miller ou "House of Balloons" de The Weeknd en seront mais une chose est sûre : ils font tous partie des 10 albums de Hip Hop que j'ai le plus écouté ces deux dernières années, pour une seule et même raison : ils étaient frais, avaient de l'âme, une couleur, une ambiance, sentaient la sueur et LA PASSION.
Ce système a juste un "petit" problème. Qu'est-ce qui arrive à ceux qui raflent la mise, à ceux qui sont assez doué pour, par exemple, attiré l'attention de Dr Dre (Kendrick Lamar), de Jay-Z (J.Cole) ou de Eminem (Yelawolf), à ceux qui signent en major ? Si je me fie à l'année écoulée, pas forcément de très bonnes choses... Mac Miller, Yelawolf, Cool Kids, J.Cole, Tyler The Creator ont tous sortis des "albums studio" cette année et c'était loin, parfois très loin de la qualité et la fraîcheur de leur début. Il y avait juste un truc qui fonctionnait plus sur la longueur. La magie opérait moins - voire plus du tout. Est-ce que la pression commerciale est un moteur moins puissant que la pression du bouche-à-oreille ? Est-ce que les labels sont des machines castratrices ? Est-ce que le manque d'inspiration peut surgir après deux, trois albums/mixtapes ? Tout cela est bien possible. Attendons de voir ce qui se passe pour les très attendus Kendrick Lamar, Danny Brown et The Weeknd...
Mais je pense qu'il se passe quand même un truc...