Grand âge, vois nos prises : vaines sont-elles, et nos mains libres. La course est faite et n'est point faite ; la chose est dite et n'est point dite. Et nous rentrons chargés de nuit, sachant de naissance et de mort plus que n'enseigne le songe d'homme.
Après l'orgueil, voici l'honneur, et cette clarté de l'âme florissante
...
SAINT-JOHN PERSE
Chronique, V
dans Oeuvres complètes,
Paris, Gallimard, La Pléiade,
p. 397 de mon édition de 1972
Nous avons, mardi dernier, laissé Sinouhé, souvenez-vous amis lecteurs, envahi par une considérable
émotion lors de son arrivée au palais, dès le début de son entrevue avec Sésostris Ier.
Alors, on fit en sorte que soient introduits les enfants royaux.
Sa Majesté dit à la reine : "Vois, Sinouhé est revenu en tant qu'Asiatique créé par les Bédouins !"
Elle poussa un très grand cri ; les enfants royaux s'exclamèrent à l'unisson, disant alors devant sa Majesté : "Ce n'est pas lui, en vérité, souverain mon maître ! "
Mais sa Majesté répondit : "C'est bien lui. Vraiment ! "
Or, ils avaient apporté leurs colliers-ménat, leurs sistres-sekhem et leurs sistres-séséchet avec eux (1)
Ils les présentèrent alors à sa Majesté : "Que tes mains soient vers la Beauté, ô roi durable ; que ton corps soit la parure de la Dame du ciel ; que la Déesse d'Or donne la vie à ta narine et que la Dame des Étoiles s'unisse à toi. Puisse la Couronne de Haute-Égypte descendre vers le nord et la Couronne de Basse-Égypte remonter vers le sud, unies et combinées selon la parole de Ta Majesté ! Que l'uraeus soit placée à ton front. Puisses-tu éloigner les sujets du malheur et Rê, Maître du double Pays, sera satisfait de toi. Salut à toi, ainsi qu'à la souveraine universelle.
Détends ton arc, dépose ta flèche et donne le souffle à celui qui étouffait ; donne-nous notre beau présent en la personne de ce Bédouin, fils de Méhyt (2), étranger, né en Égypte : il a fui par peur de toi, il a quitté le pays par terreur de toi. Ne blémira pas le visage de celui qui a vu ton visage ; l'oeil qui t'a regardé ne craindra pas."
Sa Majesté dit alors : "Il ne craindra pas, il n'aura plus de raison d'avoir peur : il sera un noble d'entre les nobles ; il sera placé parmi les courtisans.
Quant à vous, allez vers la chambre du matin (3) pour prendre soin de lui."
Je sortis de l'intérieur de la salle d'audience alors que les enfants royaux me donnaient la main, nous allâmes ensuite vers la double grande porte. Je fus installé dans une maison de fils de roi dans laquelle se trouvaient des objets précieux. Il existait là une salle fraîche ainsi que des images de l'horizon (4)
Il y avait aussi des choses précieuses appartenant au Trésor. Des vêtements de lin royal, de la myrrhe et de l'huile d'oliban pour le souverain et les nobles qu'il aime se trouvaient dans chaque chambre.
Tous les serviteurs s'affairaient à leur tâche : on fit que passent les années sur mon corps ; je fus épilé et mes cheveux furent peignés. Voici que la vermine fut rendue au désert et mes vêtements aux Coureurs de sable (= les Bédouins)
Je fus vêtu de lin fin, oint d'huile fine, couchant sur un lit. Je laissai le sable à ceux qui y vivent et l'huile d'arbre à celui qui s'en oint.
On me donna la maison d'un propriétaire de jardin telle qu'il convient à un courtisan : de nombreux ouvriers l'aménagèrent, tous ses arbres étant à nouveau plantés.
On m'apportait de la nourriture du Palais trois à quatre fois par jour, en plus de ce que donnaient les enfants royaux, sans un moment d'interruption. Une pyramide en pierre fut construite pour moi au sein des pyramides (5). Le chef des tailleurs de pierre prit possession du terrain ; le chef des dessinateurs y dessina ; le chef des graveurs y grava : les chefs des constructions de la nécropole s'en occupèrent.
Il fut pris soin de tout le mobilier (funéraire) placé dans le caveau.
On me donna des serviteurs du Ka (6). Un domaine funéraire fut constitué pour moi, avec des champs cultivés et un jardin à sa place normale, comme l'on fait pour un Ami de premier rang.
Ma statue fut recouverte d'or et son pagne était en électrum : c'est sa Majesté qui avait permis qu'elle fût réalisée. Il n'y a point d'homme de condition inférieure pour lequel on ait fait semblable chose.
Je fus l'objet des faveurs royales jusqu'à ce que vint le jour de la mort.
C'est ainsi qu'il est venu, de son commencement jusqu'à sa fin, comme ce qui a été trouvé sur le document écrit (7)
Notes
(1)
...
colliers-ménat et sistres : série d' "objets-bruiteurs", symboles de la déesse Hathor, dont
l'agitation faisait partie intégrante d'un rituel censé l'apaiser.
(2) ... fils de Méhyt : fils du vent du nord (car Sinouhé rentrant du Rétchénou, revient du nord.)
Nous voici arrivés, amis lecteurs, à un moment crucial, un moment ontologique déterminant de l'oeuvre : Sinouhé le Bédouin est mort ; vive Sinouhé l'Égyptien !
Vous devez comprendre par là que tout,
absolument tout, se doit d'être mis en oeuvre pour qu'il "renaisse" Égyptien afin qu'il puisse, le temps venu, mourir Égyptien.
Permettez-moi dès lors de quelque peu vous
guider dans la compréhension de ce cérémonial, en m'appuyant pour l'occasion sur un article publié par l'égyptologue belge Philippe DERCHAIN (RdE 1970, 79-83) : La réception de Sinouhé à la Cour de Sésostris
Ier.
C'est évidemment au roi, dieu sur le trône de Kemet, que revient la responsabilité de réintégrer notre héros au sein même de la société égyptienne : et le paragraphe de s'ouvrir par l'arrivée des enfants royaux portant le collier-menat muni d'un contrepoids dans le dos, symbole hathorique par excellence, et agitant des sistres, instruments de musique lénifiants, destinés à apaiser ceux qui les entendent.
Il s'agit ici en l'occurrence de calmer le ressentiment, - Détends ton arc, dépose ta flèche - évidemment feint, du souverain à l'encontre de Sinouhé.
La scène - au sens propre comme au sens figuré : nous sommes en pleine "représentation théâtrale" -, reproduit en fait un mythe à connotation sexuelle avérée dans lequel la reine joue le rôle d'Hathor qui, aux côtés d'un roi détendu, bien disposé (grâce au son des sistres), suscite l'acte créateur, Sésostris Ier jouant celui d'Atoum, le démiurge.
Symboliquement, ils vont donc ainsi pouvoir "recréer" Sinouhé, lui "donner naissance" en tant qu'Égyptien.
Et ce n'est certes pas un hasard si tout le texte qui suit, psalmodié ou simplement récité par les enfants royaux, fait à plusieurs reprises allusion à une union.
Plus encore : il est très clairement exprimé qu'il faut que le roi donne le souffle à celui qui étouffait, entendez : qu'il permette à un Sinouhé mal dans son être en terres asiatiques de reprendre vie, d'à nouveau respirer la joie d'être "redevenu" Égyptien.
Le souverain au pouvoir vivifiant, le souverain qui insuffle la vie : ne voilà-t-il pas une de ces images récurrentes de la symbolique royale égyptienne ?
De sorte que n'est pas non plus anodine l'image
de serviteurs préposés à habiller Sinouhé de neuf, après avoir pris soin d'effectuer sa toilette corporelle : une nouvelle peau, de nouveaux vêtements, deux précisions pour exprimer
métaphoriquement la volonté de le rendre à nouveau Égyptien.
(3) ... la chambre du matin : il s'agit vraisemblablement, à l'instar de la pièce des appartements royaux dans laquelle le souverain effectuait ses ablutions matinales, d'un endroit où Sinouhé sera pris en charge pour sa "transformation".
(4) ... des images de l'horizon : des représentations de dieux peintes à même les murs.
(5) ... au
sein des pyramides
: au milieu de l'enceinte où devaient être inhumés Sésostris Ier
et tous ses hauts fonctionnaires.
(6) ... serviteurs du
Ka :
des porteurs d'offrandes alimentaires, comme nous l'avions vu, souvenez-vous, chez Metchetchi.
(7) C'est ainsi qu'il est venu ... : cette dernière phrase, que les égyptologues nomment traditionnellement colophon, constitue en fait une formule convenue marquant distinctement l'achèvement d'un
manuscrit (= il ), officialisant en quelque sorte son contenu.
Et c'est avec elle que se referme pour vous, amis lecteurs, le Roman de Sinouhé.
Merci de l'avoir feuilleté en ma compagnie : ce fut pour moi une magnifique expérience estivale !
* * *
Une fois encore, je tiens à insister sur ce que cette mienne traduction doit à l'enseignement, aux conseils avisés et aux corrections pointues du Professeur M. Malaise qui, voici près d'un quart de siècle, à l'Université de Liège, guida mes premiers pas dans l'apprentissage de la langue et de l'écriture égyptiennes.
Publiquement, il m'est réel plaisir aussi d'ajouter que, pour tout ce que vous m'avez apporté à cette époque-là, tout ce que j'ai pu en conserver par la suite pour le profit de mes Étudiants de l'École Polytechnique de Verviers et tout le bonheur qu'à présent retraité j'en retire encore grâce à ce modeste blog :
Merci grandement, Monsieur le Professeur.
Très respectueusement,
Richard LEJEUNE