A dix-huit ans, mon père, au grand dam de sa femme, eut l’idée folle de nous emmener dans une grande ville du sud alors que nous avions toujours vécu dans une petite ville du nord.
Je me suis formé seul à la lecture de Rousseau et Kafka, personne ne m’a tenu la main par les chemins de Platon et de Kant, quelque chose vibrait, enfantin et puissant, dans l’évidence du temps. Je méprisais la publicité, la télévision et le rock. Moi qui sortais d’un milieu défavorisé où l’on malmenait les enfants, je m’arrachai à la glaise du néolithique (le père de mon père avait remué la terre des autres, toujours bêchant) et je trouvai honteux de perdre mon temps à autre chose qu’à lire des classiques et à écouter de la vraie musique (classique elle aussi). Je me souviens d’avoir parfois croisé des maîtres, mais mon esprit en friche s’attachait à des figures adossées à la tradition et, provincial d’après-guerre, j’auscultais les formes muséales sans souci des œuvres qui reflétaient notre présent. J’aurais pu voir dans la main serrée d’Olivier Messiaen ou dans telle représentation du Living Theater de Julian Beck un stimulant pour pénétrer enfin dans mon époque, mais j’avais tant à rattraper que mon esprit fureteur ne mordait que vers l’arrière, alors que la civilisation accélérait le rythme de ses inventions bouleversantes.
A dix-neuf ans, j’ai passé mon premier appel téléphonique depuis une cabine de la poste centrale de Toulouse. Impossible de faire autrement. Pas de téléphone dans les rues ni dans les foyers. Je décrochai quand l’opératrice me dit d’une voix à l’accent à peine compréhensible pour ma tête de pioche septentrionale que j’étais en ligne : je tremblais. Je n’étais pas fait pour cette magie noire qui parle dans le crâne : j’étais si encombré des voix d’antan que le message administratif qui me fut délivré lors de mon premier emploi (« On vous attend », la voix était grave, le ton légèrement agacé) éveilla en moi les atermoiements abyssaux du personnage principal du Château.
Perdu dans la ville, sans visage familier, enfoui dans le papier imprimé et les houles craquantes du microsillon, j’ai cultivé un idéalisme de pacotille qui ne me valut que des rebuffades. Surnourri d’effets stylistiques et d’idées peu communes (les journaux ne m’inspiraient que du dégoût), j’avançai sur les boulevards de la ville en fusion, trébuchant sur la moindre remarque, étonné même de vivre encore au milieu des passants au sabir inconnu.
L’obligation de gagner ma vie me sortit de cette terreur de vieillard. A ceux qui en pinceraient pour l’héritage somptuaire, j’affirme qu’il est parfois bon d’être fils de pauvre. Je m’arrachai à l’encombrement de ma cervelle – si semblable à celui de la ville rose, alors grisâtre et klaxonnante, arrosée d’insultes – et souriant des beautés du passé, ahuri par la vivacité énervée de mes contemporains, je dus donner des ordres (j’étais surveillant de lycée), étaler mon savoir (je devins professeur remplaçant), et ce fut ainsi que mon larynx consentit à se désencombrer de l’autrefois. Je devins jeune, résolument moderne.
La sénescence qui me menaçait à court terme se mua peu à peu en une suite dynamique de décisions à prendre qui m’assura que je n’avais à redouter que moi-même. Le vent de la bêtise commune vint à ma rencontre, j’étais sauvé. J’entrai dans les mythologies du temps : gauchisme, musique rythmée toujours de la même manière (celle-ci a à peine bougé), critique du gouvernement et guitare en bandoulière. Je l’avais échappé belle.