Lost in the supermarket

Publié le 01 octobre 2012 par Legraoully @LeGraoullyOff

Samedi 29 septembre

Cela fait désormais sept jours que je suis enfermé dans ce supermarché. J’écris cette lettre, peut-être la dernière, sur un bon de livraison que j’ai trouvé dans les réserves. Je ne sais pas si je vais m’en sortir, et je ne sais même pas si quelqu’un lira cette missive, mais la postérité doit savoir qu’il se passe des choses étranges ici.

Je ne sais pas comment je suis arrivé ici. Enfin si, mais pas pourquoi j’y suis toujours. J’étais venu une première fois, un samedi après-midi, pour faire mes commissions hebdomadaires. Tout s’était passé tout à fait normalement. Le vigile m’avait salué d’un bonjour qui avait tout d’un réflexe, j’avais répondu de même, j’avais rempli mon panier sans regarder la liste que j’avais élaborée au préalable, et par chance je n’avais pas eu à faire la queue. J’avais échangé des banalités avec la caissière, et j’étais plus absorbé par le bip des articles qui défilaient sur tous les tapis du magasin que par sa conversation.

Arrivé chez moi, j’ai rangé les courses, et je me suis aperçu que je n’avais rien oublié de fondamental sur ma liste exception faite des croquettes pour les chats. Sous la pression de mes félins affamés, je suis retourné en maugréant au supermarché, en me proposant de m’acheter une bouteille de vodka supplémentaire pour le préjudice subi. Re-vigile, deux minutes de queue, et même caissière.

« Vous avez des chats?, me demanda t-elle en avisant les boîtes de croquettes.

-Que nenni très chère, c’est pour mon enfant qui vient de naître, hélas je n’ai pas trouvé de croquettes pour bébé ».

Gloussements de la demoiselle. Elle n’a pas de nom sur son badge. Je décide donc à part moi de l’appeler Baby Croquette, et de reporter mentalement ce sobriquet sur son badge qui gagne ainsi une utilité grâce à mon intervention.

« Vous avez la carte de fidélité?

-Hélas non parce que je fréquente plusieurs échoppes, et à ce titre je ne peux prétendre être fidèle à votre enseigne, ma bonne dame ».

C’est à ce moment que ma mémoire se brouille. Mais j’entends que quelqu’un entre dans la réserve, je vais essayer de signaler ma présence.

Dimanche 30 septembre

C’est également un dimanche que j’ai repris conscience. Je l’ai déduit du fait que le magasin n’avait pas ouvert ses portes de la journée. Je me demandais comment on avait pu m’oublier, au milieu du rayon des surgelés, en plein cœur de cette grande surface, sans que personne ne s’en offusque. Peut-être avais-je fait un malaise à la caisse, mais pourquoi étais-je encore là plutôt que sur un lit d’hôpital?

J’essayais de voir le bon côté des choses: j’avais mes croquettes, ma bouteille et un ticket de caisse en main. Même si j’avais dû rester là une semaine, il y avait suffisamment de victuailles pour soutenir un siège. Néanmoins, pour ne pas prêter le flanc à des accusations de vol quand on m’aurait libéré, je me contentais d’arroser mes croquettes de vodka et de ne toucher à rien. Je comprenais subitement mieux la sérénade que me faisaient subir mes chats tous les matins: toutefois contrairement à eux j’avoue une nette préférence pour les croquettes au saumon et aux petits légumes sur celles au bœuf.

En me promenant dans les allées, j’ai même pu regarder la télévision, et parcourir les rares bons livres qui parsemaient les étagères du rayon presse. Quant à mes besoins naturels, je les avais soulagés sous la caisse de Baby Croquette, car je subodorai qu’elle n’était pas pour rien dans mon incarcération. Je posai également un billet de dix euros sur le tapis et repris une bouteille de vodka. Puis je pris le parti de m’allonger sur un matelas encore sous son film plastique et de dormir en attendant l’ouverture.

Lundi 1er octobre (huit heures et demie)

Le lendemain, je me réveillai dans la réserve. Les livraisons faisaient un vacarme de tous les diables. Je tentai de me lever d’un bond, me prit les pieds dans les cartons où on m’avait entreposé, et je courus dans le magasin. Pendant dix minutes, je cherchai les caisses et la sortie sans achats, mais impossible de les retrouver. Le supermarché venait d’ouvrir, et les premiers clients, essentiellement des personnes âgées, parcouraient lentement les allées. J’avais beau les attraper par la manche, leur crier dans les oreilles ou tirer leurs caddies pour les empêcher d’avancer, rien n’y faisait et personne ne semblait remarquer ma présence. Idem avec le personnel de l’enseigne.

Totalement désemparé, je me dissimulai en tête de gondole et j’espionnai une jeune maman avec son marmot qui empilait les courses dans un filet à l’arrière de la poussette. Je l’ai suivie pendant une heure, et elle circulait, elle déambulait, elle arpentait les rayons sans jamais se rendre à la caisse. Je poursuivis ensuite un étudiant qui n’avait rien d’autre qu’une canette de Red Bull mais qui errait lui aussi sans but dans les étalages. Toute la journée, et toute la semaine depuis, je piste les clients à la recherche d’une sortie, sans jamais la trouver.

En attendant, pour assurer ma subsistance, je me sers dans les rayons au vu et au su de tous. Mais personne ne me remarque – ou tout le monde fait semblant de ne pas me voir. J’ai les yeux presque totalement rougis à cause de la lumière qu’on n’éteint jamais, même pas la nuit, et longtemps après la fermeture, j’ai encore en tête le bip incessant des caisses que je ne parviens pas à situer. Les murs blancs, le sol blanc, les étagères blanches me cernent chaque jour un peu plus malgré l’immensité du supermarché. Si je ne sors pas d’ici entre quatre planches, je vais sûrement sombrer dans la folie. Je veux revoir mes chats, mes guitares, mes livres et ma Normandie même si je n’y ai jamais foutu les pieds.

Lundi 1er octobre (dix-neuf heures trente)

Cette fois je sais que c’est fini. Le directeur de l’établissement est venu me voir. Baby Croquette était avec lui, avec son sourire de gourdasse. Il a dégagé du bout du mocassin le carton sous lequel j’essayais de dormir. Je n’ai même pas levé la tête, mais je le sentais savourer mon abattement, je savais qu’il venait porter l’estocade.

« Allez, fais pas le con, me dit-il. Prends ta carte de fidélité. Et au bout de dix mille points, tu auras aussi la fille.

« Viens, ajouta t-elle d’une voix enjôleuse. Regarde-toi,tu ne peux plus résister. Laisse-toi faire.

« Allez vous faire foutre. Jamais je ne prendrai votre carte! Je ne suis pas un consommateur, je suis un homme libre! »

Le directeur tourna les talons sans mot dire. Baby Croquette resta un instant à me regarder, hagard et hirsute, quasiment réduit à l’état de bête sauvage, puis elle soupira avant de rejoindre son patron.

C’est décidé. Ce soir j’irai au rayon électroménager, et je me mettrai la tête dans un four.

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